Doc. – Le Nobel des Curie

Discours de Pierre pour le Nobel 1903
lundi 12 février 2024
par  Julien Daget

Consigne – En analysant le document et en vous appuyant sur vos connaissances, vous montrerez quel est le rôle de la communauté scientifique dans une découverte et ses possibles conséquences.
Méthode : l’étude critique

Permettez-moi d’abord de vous dire que je suis heureux de parler aujourd’hui devant l’Académie des Sciences qui nous a fait, à Mme Curie et à moi, le très grand honneur de nous décerner un prix Nobel [1]. Nous avons aussi des excuses à vous adresser pour avoir tant tardé, pour des raisons indépendantes de notre volonté, à vous rendre visite à Stockholm. J’ai à vous entretenir aujourd’hui des propriétés des corps radioactifs et en particulier de celles du radium. Il ne me sera pas possible de vous parler exclusivement de nos recherches personnelles. Au début de nos études sur ce sujet en 1898, nous étions seuls, avec H. Becquerel, à nous occuper de cette question ; mais depuis, les travaux se sont multipliés et aujourd’hui on ne peut plus parler de radioactivité sans énoncer les résultats des recherches d’un grand nombre de physiciens tels que Rutherford, Debierne, Elster et Geitel, Giesel, Kauffmann, Crookes, Ramsay et Soddy, pour ne citer que quelques-uns de ceux qui ont fait faire des progrès importants à nos connaissances sur les propriétés radioactives. Je ferai seulement devant vous un exposé rapide de la découverte du radium et une brève énumération de ses propriétés, puis je vous parlerai des conséquences des nouvelles connaissances que nous donne la radioactivité dans les diverses branches de la science.

M. Becquerel a découvert en 1896 les propriétés rayonnantes spéciales de l’uranium et de ses composés. L’uranium émet des rayons très peu intenses qui impressionnent les plaques photographiques. Ces rayons traversent le papier noir, les métaux ; ils rendent l’air conducteur de l’électricité. Le rayonnement ne varie pas avec le temps et la cause de sa production est inconnue. Mme Curie en France, M. Schmidt en Allemagne ont montré que le thorium et ses composés ont les mêmes propriétés. Mme Curie a de plus montré en 1898 que parmi toutes les substances chimiques préparées ou en usage dans les laboratoires, celles renfermant de l’uranium ou du thorium étaient seules capables d’émettre en quantité notable des rayons Becquerel. Nous avons appelé radioactives de pareilles substances. […] Mais en effectuant des mesures elle a trouvé que certains d’entre eux étaient plus actifs qu’ils n’auraient dû l’être d’après la teneur en uranium ou en thorium, Mme Curie fit alors la supposition que ces substances renfermaient des éléments chimiques radioactifs encore inconnus. Nous avons Mme Curie et moi, recherché ces substances nouvelles hypothétiques dans un minerai d’urane, la pechblende. En effectuant l’analyse chimique de ce minéral et en essayant la radioactivité de chaque partie séparée dans le traitement, nous avons d’abord rencontré une première substance fortement radioactive voisine du bismuth par ses propriétés chimiques que nous -avons appelée polonium, – puis (en collaboration avec M. Bémont) une deuxième substance fortement radioactive voisine du baryum que nous avons appelée radium. Enfin M. Debierne a depuis séparé une troisième substance radioactive faisant partie du groupe des terres rares, l’actinium. Ces corps n’existent dans la pechblende qu’à l’état de traces, mais ils ont une radioactivité énorme, de l’ordre de grandeur de 2 millions de fois celle de l’uranium. Après un traitement effectué sur une quantité énorme de matière, nous sommes parvenus à avoir une quantité de sel de baryum radifère suffisante pour pouvoir en extraire ensuite le radium à l’état de sel pur par une méthode de fractionnement. […]

Enfin dans les sciences biologiques les rayons du radium et son émanation produisent des effets intéressants que l’on étudie actuellement. Les rayons du radium ont été utilisés dans le traitement de certaines maladies (lupus, cancer, maladies nerveuses). Dans certains cas, leur action peut devenir dangereuse. Si on oublie dans sa poche pendant quelques heures dans une boîte en bois ou en carton une petite ampoule de verre contenant quelques centigrammes d’un sel de radium, on ne sentira absolument rien. Mais quinze jours après apparaîtra sur l’épiderme une rougeur, puis une plaie très difficile à guérir. Une action plus prolongée pourra amener la paralysie et la mort. Il faut transporter le radium dans une boîte épaisse en plomb. On peut concevoir encore que dans des mains criminelles le radium puisse devenir très dangereux, et ici on peut se demander si l’humanité a avantage à connaître les secrets de la nature, si elle est mûre pour en profiter ou si cette connaissance ne lui sera pas nuisible. L’exemple des découvertes de Nobel est caractéristique, les explosifs puissants ont permis aux hommes de faire des travaux admirables. Ils sont aussi un moyen terrible de destruction entre les mains des grands criminels qui entraînent les peuples vers la guerre. Je suis de ceux qui pensent, avec Nobel, que l’humanité tirera plus de bien que de mal des découvertes nouvelles.

Pierre Nobel, Conférence Nobel (Nobel Lecture), Stockholm, 6 juin 1905. → https://www.nobelprize.org/uploads/2018/06/pierre-curie-lecture.pdf


[1Le 10 décembre 1903, le prix Nobel de physique est décerné moitié à Antoine Henry Becquerel « en reconnaissance de ses services extraordinaires rendus par sa découverte de la radioactivité spontanée », l’autre moitié à Pierre et Marie Curie née Skłodowska « en reconnaissance des services extraordinaires qu’ils ont rendu par leurs recherches conjointes sur le phénomène de la radiation découvert par le professeur Henri Becquerel ». → https://www.nobelprize.org/prizes/physics/1903/summary/


Documents joints

Le Nobel des Curie