Clemenceau jusqu’auboutiste
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George Clemenceau est président du Conseil (chef du gouvernement), ainsi que ministre de la Guerre, du 16 novembre 1917 (il a alors 76 ans) au 18 janvier 1920 (il démissionne suite au choix de Paul Deschanel à sa place comme candidat des radicaux à la présidence de la République).
Le 8 mars 1918, dans un contexte difficile pour la France sur le plan militaire (la Russie sort du conflit par le traité de Brest-Litovsk), politique (tentation d’une « paix blanche ») et social (nombreuses grèves), la séance à la Chambre des députés voit une partie des élus s’opposer à l’autoritarisme jusqu’auboutiste de Clemenceau. Ce dernier exige alors un vote de confiance : sur les 415 votants, 374 rejettent la défiance et refusent donc de mettre bas le gouvernement, contre 41.
George Clemenceau (président du Conseil). — [...] nous sommes en guerre, c’est qu’il faut faire la guerre, ne penser qu’à la guerre, c’est qu’il faut avoir notre pensée tournée vers la guerre et tout sacrifier aux règles qui nous mettraient d’accord dans l’avenir si nous pouvons réussir à assurer le triomphe de la France.
Je comprends très bien, comme on l’a dit que, malgré cette situation, on vienne ici traiter des affaires de trahison, parce que c’est une partie de la guerre. Un jour, Monsieur Renaudel disait que le cri : « Nous sommes trahis ! » était un cri de lâcheté. Peut-être ! La révolution remporterait la victoire au cri de : « Nous sommes trahis ! ». Dans ce temps-là, il y avait sur la place de la Concorde... [Bruits et interruptions sur les bancs du Parti socialiste.]... Dans ce temps-là, il y avait sur la place de la Concorde un instrument de concorde. [« Très bien ! Très bien ! ».]
Aujourd’hui, notre devoir est de faire la guerre en maintenant les droits du citoyen, en sauvegardant non pas la liberté, mais toutes les libertés. Eh bien ! Faisons la guerre. Interrogez-nous sur les procès de trahison. Dites que nous avons mal agi, dites que les administrations qui m’ont précédé ont mal administré la justice. C’est votre affaire. Vous trouverez toujours quelqu’un pour vous répondre.
Je suis aujourd’hui en face d’événements qui se préparent et que vous connaissez tous, auxquels je dois faire front, sur lesquels il faut absolument que ma pensée soit courbée, je pourrais dire chaque heure du jour et de la nuit. Aidez-moi vous-mêmes, mes adversaires ! [Interruptions sur les bancs du Parti socialiste.
Sur les bancs du Parti socialiste : Nous n’avons pas le même but ! Vive l’homme enchaîné !
George Clemenceau. — Alors, vous l’avez dit : « Nous n’avons pas le même but. » Je n’aurais pas voulu le croire. [...]
Ayez le courage de votre opinion, dites pourquoi vous votez contre moi. Vous votez contre moi parce que vous voulez la guerre sans doute, mais pas par les procédés qui sont les miens. J’aurai le courage d’aborder ce point avant de finir. On dit : « Nous ne voulons pas la guerre, mais il nous faut la paix le plus tôt possible. »
Ah ! moi aussi j’ai le désir de la paix le plus tôt possible et tout le monde la désire, il serait un grand criminel celui qui aurait une autre pensée, mais il faut savoir ce qu’on veut. Ce n’est pas en bêlant la paix qu’on fait taire le militarisme prussien. [Vifs applaudissements à gauche, au centre et à droite.] Tout à l’heure Monsieur Constant me lançait une petite pointe sur mon silence en matière de politique étrangère. Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c’est tout un. Politique intérieure, je fais la guerre ; politique extérieure, je fais toujours la guerre. Je fais toujours la guerre. [Applaudissements sur les mêmes bancs. Mouvements divers.]
Pierre Renaudel (député SFIO). — C’est simple !
Charles Benoist (de droite). — Oui, mais il fallait y penser.
Paul Poncet (SFIO). — Le képi rouge pour les officiers. [Bruit.]
George Clemenceau. — Je cherche à me maintenir en confiance avec nos Alliés. La Russie nous trahit, je continue de faire la guerre. La malheureuse Roumanie est obligée de capituler : je continue de faire la guerre, et je continuerai jusqu’au dernier quart d’heure. [Vifs applaudissements à gauche, au centre et à droite. Interruptions sur les bancs du parti socialiste.]
André Lebey (SFIO). — Tout le monde le pense.
George Clemenceau. — Tout le monde le pense, dites-vous ?
André Lebey. — Oui.
George Clemenceau. — Je vous demande pardon ; j’ai lu dans les journaux un dialogue entre Monsieur Renaudel et Monsieur Longuet, et j’ai constaté que tous les deux ne pensaient pas, sur la paix, de la même façon.
Jean Longuet (SFIO). — Et alors ?
George Clemenceau. — Alors, ne me dites pas que tout le monde est d’accord puisque, moi, je vous prouve que vous n’êtes pas d’accord. [Très bien, très bien !]
Jean Longuet. — Sur quels points ?
George Clemenceau. — Je vous répondrai, Monsieur Longuet ; je ne peux pas dire tout à la fois.
Jean Longuet. — Ici personne n’est pour la paix à tout prix ! [Bruit.]
George Clemenceau. — Enfin, puisque vous m’y contraignez, je vais vous poser une question ce sera la dernière et elle sera bien claire.
De quoi s’agissait-il entre vous au congrès national ? De savoir si vous voteriez les crédits de la guerre. [Interruptions sur les bancs du parti socialiste.]
Si vous voulez, au nom de la liberté, m’interdire de parler, je vais descendre de la tribune… [Exclamations sur les bancs du parti socialiste.]
Messieurs, il faut que cela finisse ; vous ne voudrez pas qu’on puisse dire que vous avez étouffé la discussion. [Très bien ! Très bien !]
…de quoi s’agissait-il dans ce congrès ? De savoir si demain vous voteriez ou non les crédits de guerre.
Eh bien ! La responsabilité de chacun de vous dans cette enceinte est celle-ci : chaque homme doit toujours voter comme s’il dépendait de lui de faire la majorité. [Très bien ! Très bien !] Et, s’il y a ici des hommes qui s’apprêtent demain, comme on l’affirme déjà, comme ils le proclament eux-mêmes, à voter contre les crédits de la guerre, c’est qu’ils désirent que l’unanimité de la Chambre vote contre les crédits de la guerre. [Très bien ! Très bien ! au centre et à droite.]
Jean Parvy (SFIO, s’adressant à la droite). — Est-ce que vous voulez la guerre éternelle, vous ? [Exclamations droite et au centre. — Bruit.]
Hyacinthe de Gailhard-Bancel (de droite). — Nous avons payé assez cher pour qu’elle ne se termine pas par une défaite. [Très bien ! Très bien !]
George Clemenceau. — Qu’avant la guerre quelques-uns d’entre vous, superidéalistes, aient pu noblement espérer qu’en refusant les crédits de la guerre, cet exemple serait suivi de l’autre côté du Rhin, et qu’ainsi ils pourraient procurer le désarmement universel, je le comprends.
Je n’étais pas des vôtres, mais on ne peut pas toujours faire la part de l’idéalisme, et je comprends que certains d’entre vous se soient résolus à ce suprême sacrifice dans l’espoir de la contagion d’une formule qui amènerait la cessation de la guerre dans l’humanité. Mais aujourd’hui où est votre excuse ? Vous avez fait l’expérience de la portée contagieuse de votre idéalisme. Vous savez comment il vous a été répondu de l’autre côté du Rhin. Pendant que quelques-uns d’entre vous obtenaient, je ne vous en blâme pas, qu’au début de la guerre on reculât la ligne de nos soldats pour retarder l’heure du conflit, afin qu’il fût bien établi que ce n’était pas nous qui avions la responsabilité de la guerre.
René Viviani (de gauche, président du Conseil de juin 1914 à 1915). — Voulez-vous me permettre de vous interrompre, Monsieur le président du Conseil ?
Sur divers bancs. – Parlez ! Parlez !
René Viviani. — Je tiens à le dire et je suis heureux que, sur ce point, je n’aie à répondre qu’à vous, que jamais le parti socialiste n’a fait auprès de moi la moindre démarche. C’est dans son indépendance et sous sa pleine responsabilité que le gouvernement, dont j’étais le chef, a pris le 31 juillet, cette décision dont je prends, s’il est nécessaire, toute la responsabilité. [Vifs applaudissements sur les bancs du parti socialiste.]
George Clemenceau. — J’enregistre avec grand plaisir les paroles de Monsieur Viviani qui lui font le plus grand honneur. Il me permettra, cependant, de dire qu’à l’époque, les journaux socialistes ne se sont pas fait faute de dire, il peut se rappeler, qu’ils l’avaient conseillée. [Bruit.]
Pierre Renaudel. — Des phrases extrêmement importantes sont prononcées, nous voudrions bien les entendre.
Paul Deschanel (du centre-gauche, président de la Chambre des députés). — Il est en effet très regrettable que le bruit couvre parfois la parole de l’orateur.
George Clemenceau. — J’ai dit que je félicitais Monsieur Viviani de la mesure qu’il avait prise. Je l’avais déjà fait entrevoir auparavant et il le reconnaît. Je lui rappelle, cependant, qu’à cette époque tous les journaux socialistes avaient recommandé cette mesure.
Jean Longuet. — Non pas « recommandé », approuvé.
George Clemenceau. — « Approuvé », si vous voulez. Il n’y avait rien dans mon esprit qui fût de nature à diminuer l’acte excellent de son autorité.
Pierre Renaudel. — Voulez-vous me permettre de préciser sur ce point ?… [Bruit.]
George Clemenceau. — Soyez tranquille, j’aurai bientôt fini.
Je comprends, dis-je, que vous ayez pu espérer du désintéressement héroïque, je veux bien le dire, de votre idéalisme, l’exemple d’une contagion qui ne s’est pas produite. La faute serait aujourd’hui de vouloir reprendre une tentative qui est si cruellement démentie par l’évidence des faits. [Très bien ! Très bien !]
Mais votre programme, le programme des minoritaires et des majoritaires. — Je ne sais pas ce qu’on entend par minoritaire ou majoritaire dans un parti unifié. [Exclamations sur les bancs du parti socialiste. Très bien ! Très bien !]
La tentative de paix démocratique par l’effet de la persuasion sur les révolutionnaires allemands, eh bien ! elle a été faite ; elle a été faite par la Russie. [Très bien ! Très bien !] Ce sont vos amis qui l’ont tentée, je ne les ai pas combattus quand ils étaient au pouvoir, je les ai même encouragés. Qu’est-ce qu’ils ont donné à ce moment-là ? Kerenski voulait faire la guerre et prononçait des discours de guerre. Aujourd’hui Kerenski a disparu. Depuis longtemps Trotski et Lénine ont abordé au grand quartier général allemand avec ces mots : « Nous voulons faire une paix démocratique. » Et on a vu s’asseoir à la même table un prince régent de Bavière, ou un prince quelconque, deux révolutionnaires et une femme révolutionnaire, qui sortait de prison condamnée pour avoir tué un colonel. On a voulu faire une paix démocratique, tout le monde était d’accord. Vous savez ce qu’elle est devenue.
Et quand vous continuez, par habitude, à nous demander nos buts de guerre, alors que nous les avons ressassés à l’infini, alors que des discours de Messieurs Pichon, Lloyd George et du président Wilson sont identiques sur tous les points, demandez donc aux Allemands quels sont leurs buts de guerre ! [Applaudissements.]
Ils ne vous les diront pas. Ils n’ont pas besoin de vous les dire, les faits parlent assez haut l’Ukraine, l’Estonie, la Courlande, la Livonie, la Lituanie, la Finlande, la Russie en morceaux, sous le talon du vainqueur, alors qu’on cherche le peuple russe en quelque manifestation d’indépendance, de résistance à l’envahisseur. On se dit qu’il doit y avoir cependant, dans ce pays, des citoyens ayant le sentiment de la patrie, le dernier refuge de l’idéalisme humain, et quand nous attendons anxieusement ce cri de patriotisme, rien ne répond que le silence.
Sur les bancs du parti socialiste. — L’Ukraine, Monsieur le président du Conseil.
George Clemenceau. — Voilà l’objet de la tentative que l’on espère provoquer ici en refusant les crédits militaires. Voilà une question digne de la Chambre on ne s’étonnera pas qu’elle soit aujourd’hui posée elle l’est par moi. [Applaudissements.]
Pour ce qui me concerne, je n’en connais pas d’autre. Si je fais des procès, je l’ai dit, dès le premier jour, j’ai déclaré que la justice passerait. Elle passe aujourd’hui…
Marius Moutet (SFIO). — Nous verrons si c’est la justice.
George Clemenceau. — Oui, nous verrons. Vous devez commencer à la voir et nous irons jusqu’au bout.
Paul Poncet. — Votre tour viendra.
George Clemenceau. — Dans cette tâche presque aussi dure que celle que nos braves soldats sont en train d’accomplir, nous irons jusqu’au bout, dans la répression de la trahison, jusqu’au bout dans la voie de l’action militaire. Rien ne nous arrêtera ni ne nous fera fléchir. Quant à votre programme, si sept ou huit hommes se levaient ici pour dire : je refuse les crédits militaires, voilà qui serait une belle question à discuter. Je demande à ceux qui ont l’intention de voter contre les crédits militaires de se compter sur un ordre du jour. [Réclamations sur les bancs du parti socialiste. Vifs applaudissements répétés à gauche, au centre et à droite, et le président du Conseil, de retour à son banc, reçoit les félicitations de ses collègues.]
Source : compte-rendu de la 2e séance du 8 mars 1918 de la Chambre des députés, publié au Journal officiel de la République française du 9 mars 1918, p. 855.