Doc. – Bonaparte jugé au XXIe siècle

les opinions de Thierry Lentz et de Lionel Jospin sur Napoléon
lundi 4 octobre 2021
par  Julien Daget

Consigne : après avoir présenté les documents, vous analyserez les points de vue, sans oublier la question du positionnement politique des auteurs et de leur sujet. Ces points de vue peuvent être comparés avec celui que se faisait de lui-même Napoléon Bonaparte.
Méthode : l’analyse de document(s)


Figarovox. – Votre livre s’intitule Pour Napoléon [1], est-ce un plaidoyer en sa faveur ?
Thierry Lentz. – Le titre reflète mon état d’esprit, mais ce n’est pas un plaidoyer. J’ai décidé de l’écrire après une réunion, alors que je participais à l’organisation d’une grande exposition pour commémorer le bicentenaire de la mort de Napoléon, quand un fonctionnaire présent dans l’assemblée a levé la main pour dire qu’il faudrait parler de l’esclavage, du statut de la femme, de la tyrannie, des guerres… Mon sang n’a fait qu’un tour, je lui ai rétorqué : « Vous n’avez qu’à faire une exposition contre Napoléon ! » Ce livre est ma réponse à tous ceux qui voudraient effacer l’héritage napoléonien, en le regardant d’un œil contemporain. […]

Figarovox. – Faut-il célébrer le bicentenaire de la mort de l’Empereur ?
Thierry Lentz. – […] Je note une fois de plus que le bicentenaire est l’occasion de malmener Napoléon en lui accolant n’importe quel adjectif pourvu qu’il soit péjoratif. Pour ne pas effrayer nos contemporains l’exposition « Napoléon » de la Grande Halle de La Villette a prévu des focus sur les « questions qui fâchent », celui concernant la malheureuse décision de 1802 a même été réalisé sous le patronage de la Fondation pour la Mémoire de l’esclavage. Quoi qu’il en soit, on est un peu déconcerté de constater que beaucoup trop d’intervenants dans ce débat ne se soucient guère d’expliquer, leur but est simplement de s’attaquer à ce qui fait ce que nous sommes, de remplacer une connaissance minimale de l’histoire par leurs slogans.

Figarovox. – Pourquoi craignez-vous autant ses détracteurs ?
Thierry Lentz. – Sur le plan de la connaissance historique, je ne les crains pas. Ce que je redoute c’est que, par faiblesse, pour ne pas dire lâcheté, on leur laisse imposer leurs idées, leur vision. Les groupes agissants sont minoritaires dans le pays, mais ils sont soutenus et défendus par les politiques et par une idéologie qui se réclame du « progressisme ». Quand MM. Amiel et Emelien, proches d’Emmanuel Macron, avouent qu’ils traitent le passé comme un objet malléable à leur guise, y sélectionnant seulement ce qui leur convient, on comprend qu’ils canceled ce qui ne convient pas à leur lecture. Comment peut-on croire qu’il nous sera possible de faire société quand les conseillers du président de la République négligent ce qui fait la culture française, ses traditions et son histoire ? M. Macron a annoncé qu’il allait prendre la parole au moment du bicentenaire. On attend, autant qu’on espère et qu’on redoute, ses propos. C’est dire si l’on a le sentiment de ne plus savoir sur quel pied danser. Sans doute est-il temps de remettre les choses à leur place, dans l’ordre si j’ose dire.
Sinon, tout se passera comme si l’histoire de France n’avait pas eu lieu, comme si la Révolution, le Consulat puis l’Empire n’avaient été que des mirages aperçus pendant un siècle dans des manuels scolaires et des frises chronologiques, devenus haïssables puis effaçables de notre passé commun.
Napoléon est très pratique pour tous ces gens-là, car c’est une grosse part de l’histoire nationale. En venir à bout reviendrait à détruire ce que nous sommes. L’enjeu dépasse donc totalement ce bicentenaire. S’il faut pouvoir débattre sur l’histoire, il ne faut pas la nier, la salir toujours, en avoir honte : il en va désormais de notre cohésion nationale. Tout le monde a bien compris que Napoléon n’est ici qu’un cache-sexe de l’agenda indigéniste : défaire notre passé, nos traditions et nos croyances pour mieux les remplacer par leur amertume, leur détestation de tout ce qui est national, avec une dose de concurrence victimaire et une lecture de tout au travers du passé colonial. Ils enragent de voir qu’il y a quelqu’un d’heureux quelque part, heureux de prendre du plaisir dans l’étude de l’histoire, heureux de se retrouver avec d’autres pour le « célébrer », heureux et fier d’être Français. Il va nous falloir nous armer de patience et de sang-froid, mais ne pas non plus leur abandonner le terrain. Pour nous aussi, sans doute, l’enjeu dépasse la seule personne, immense et irremplaçable, de Napoléon. Il en va de ce que nous sommes et voulons continuer à être.

Aziliz Le Corre, « Thierry Lentz : « Nous devons défendre Napoléon et à travers lui notre histoire, pour préserver la cohésion nationale », Figarovox/grand entretien, 2 avril 2021. → https://www.lefigaro.fr/vox/histoire/thierry-lentz-nous-devons-defendre-notre-histoire-pour-preserver-la-cohesion-nationale-20210402


Le Nouvel Observateur. – Un livre sur Napoléon. Étrange pour un socialiste... Vous avez été fasciné ?
Lionel Jospin [2]. – Non, intrigué. Intrigué par le contraste entre le bilan de Napoléon, désastreux, et la gloire qui s’attache à son nom avec cette récurrence de la tentation bonapartiste en France.

N. Obs’. – Napoléon a effectivement porté au plus haut la gloire française et il a répandu dans toute l’Europe les idées de la Révolution.
L. Jospin – Napoléon n’a pas porté les idées de la Révolution, il les a détournées. Je ne sous-estime en rien le personnage. Mais je montre en quoi les quinze années du Consulat et de l’Empire ont été néfastes pour la France et pour l’Europe. Quant à son héritage, il reste quelques grandes institutions mais aussi une certaine nostalgie française de la grandeur factice, associée paradoxalement à un manque de confiance, qui conduit parfois nos compatriotes à soupirer après un pouvoir fort.

N. Obs’. – Vous avez donc écrit un réquisitoire...
L. Jospin – Plutôt une démystification fondée sur les faits. Quand vous observez la carrière météorique de Napoléon, vous vous apercevez qu’au bout de quinze ans le bilan de l’Empire est catastrophique ; la France sort de l’aventure avec une population stagnante, une puissance abaissée et un territoire amputé. Elle est détestée en Europe. Ses ennemis triomphent. Elle a entre-temps été dirigée par un pouvoir de plus en plus policier, emporté par la logique de la guerre et qui a cherché à dominer les autres peuples comme il a soumis le sien. […]

N. Obs’. – Ne faut-il pas distinguer deux époques dans le règne ? Le Consulat est une remise en ordre réussie, avec des réformes très importantes, comme le Code civil. Il succède au Directoire, régime à la fois autoritaire et corrompu. Le début de l’Empire, de 1804 à 1807, est marqué par trois campagnes dans lesquelles la France est attaquée. Ces trois campagnes débouchent sur des victoires spectaculaires, à Austerlitz, Iéna et Friedland. C’est ensuite que les choses se gâtent. Si Napoléon était mort en 1807, il aurait des statues partout en France...
L. Jospin – Pendant la première phase, le régime est effectivement populaire. Il s’appuie sur un besoin d’ordre, une aspiration à la paix, un désir de réconciliation entre les deux France. Il n’a nul besoin d’être despotique. Or il le devient. Il est censé porter en Europe le message d’émancipation de la Révolution. Or il le nie à l’intérieur par l’oppression et à l’extérieur par les guerres de conquête. […]

N. Obs’ – Les ennemis de Napoléon aussi le voyaient comme un soldat de la Révolution, qui exportait partout ses idées d’égalité. On disait qu’il était « Robespierre à cheval ».
L. Jospin. – Napoléon n’a rien fait pour émanciper les peuples. Il a transformé en adversaires ou en ennemis des esprits enthousiasmés par la Révolution, comme Beethoven ou Fichte. Il installait à la tête des pays conquis des membres de sa famille ou des dignitaires impériaux qui avaient pour obligation de prélever des sommes colossales et des contingents de soldats au profit de son régime.
Il a refusé de soutenir les patriotes locaux, italiens ou polonais, qui partageaient pourtant les idéaux de la Révolution ou voulaient l’émancipation nationale. Il a cherché des alliances dynastiques avec les monarchies les plus rétrogrades.
Mais il n’a pas non plus suivi une stratégie d’alliances d’État à État rationnelle et stable. Il a changé sans cesse d’amis et d’ennemis, rassemblant finalement tout le monde contre lui. Son seul adversaire constant sera l’Angleterre, celui qu’il ne pouvait atteindre – sur les mers –, le pays dont le régime parlementaire naissant était alors le plus moderne, avec celui de la France. Sa politique est contradictoire, bientôt incohérente. C’est l’origine de sa défaite finale.

N. Obs’ – Il a répondu à Sainte-Hélène qu’il a été contraint de faire la guerre parce que ses ennemis n’ont jamais admis l’extension de la France au-delà du Rhin, dont il a hérité, et toujours refusé les principes de la Révolution.
L. Jospin. – Certes, Napoléon n’a pas été le seul responsable des guerres en Europe. Mais il pouvait s’en tenir aux « frontières naturelles » conquises par la Révolution. Qui les lui aurait disputées ? Or, une fois vainqueur, Napoléon ne limite jamais ses ambitions. Aller en Espagne, puis en Russie sont des erreurs majeures. Ce pragmatique se fixe des buts irréalistes. Pourquoi ? Parce qu’il est mû par la poursuite de sa propre gloire et non par la recherche des intérêts à long terme de la France. [...]

Laurent Joffrin, « Lionel Jospin : "Napoléon, quel désastre !" » Le Nouvel Observateur, 15 mars 2014. → http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20140314.OBS9906/lionel-jospin-napoleon-quel-desastre.html


[1Thierry Lentz, Pour Napoléon, Paris, Perrin, 2021.

[2Lionel Jospin, Le Mal napoléonien, Paris, Seuil, 2014 (réimpression en 2015).


Documents joints

Lentz & Jospin sur Napoléon