La motion Curée

proposant à Bonaparte le titre d’empereur : lèche-botte
jeudi 22 août 2019
par  Julien Daget

Citoyens collègues,

Je me présente à cette tribune pour appeler votre attention sur des objets graves et éminemment nationaux : dans une matière aussi importante, j’ai besoin que vous m’accordiez une attention suivie et une indulgence que la pureté de mon patriotisme me donne lieu d’espérer.

Citoyens tribuns, le succès et la durée de tout système politique dépendent de la stabilité du gouvernement, qui y forme comme le point central auquel tout vient aboutir. Ce principe est incontestable pour tous les temps, pour toutes les circonstances : mais son application devient d’une nécessité encore plus incontestable lorsque de grandes mutations dans l’État ayant amené, ayant développé un ordre de choses qui fixe sous des rapports nouveaux la destinée des peuples, on peut démontrer avec évidence que c’est sanctionner pour les siècles ces mutations politiques, et assurer à jamais le maintien des grands résultats qu’elles ont laissés après elles, que de ramener et de rétablir dans un cours de succession certain, authentique et héréditaire, le gouvernement qui est incorporé à ces grands résultats, et qui s’y trouve lié d’une manière aussi intime que le tronc d’un arbre l’est à ses racines.

Pour mieux concevoir cette idée, veuillez, mes collègues, vous reporter un moment par le souvenir à cette époque mémorable de notre révolution où trente millions de Français, par un mouvement spontané, par une volonté unanime, et d’une voix qui fut aussi puissante que celle du créateur au premier jour de l’univers, s’écrièrent : que l’égalité s’établisse, que les privilèges disparaissent, et que la nation soit tout ce qu’elle doit être.

En vain les factions nées au milieu des ordres privilégiés vinrent s’opposer aux destins du peuple. La raison et la liberté triomphèrent, et tous les obstacles furent surmontés par la force et l’union nationales.

Charlemagne avait gouverné la France en homme qui était supérieur de beaucoup à son siècle : au milieu de l’ignorance universelle il avait montré un génie universel ; tout à la fois profond législateur, grand homme d’État et conquérant infatigable. Quelque temps après cette époque glorieuse, une des familles les plus puissantes dans le régime féodal fut appelée à la souveraineté : cet odieux système couvrit la France d’abus, en bannit toute liberté nationale, et sembla anéantir sans retour jusqu’au principe de ces idées libérales que l’histoire admire encore dans les institutions de Charlemagne.

Les nobles mouvements dont le peuple français fut animé en 1789 se dirigeaient principalement contre les institutions de tout genre où la féodalité s’était attachée ; et cependant on commit la faute grave de laisser le pouvoir suprême entre les mains d’une famille essentiellement féodale. Dans cette fausse position la défiance universelle qu’inspirait le pouvoir chargé de maintenir la constitution de 1791 ne fit qu’accroître la haine de ce pouvoir contre la nation, et n’en corrigea pas les vices. Roi de France, Louis XVI ne voulut jamais être roi des Français : né souverain, il ne put consentir de bonne foi à devenir magistrat. Votre chartre fut violée aussitôt que proclamée ; et l’anarchie, au milieu de l’embrasement d’une guerre générale, succéda à la chute effrayante du trône.

S’il est vrai que l’Assemblée constituante commit la faute de ne point amener dans un nouvel ordre de choses une nouvelle dynastie, à Dieu ne plaise que j’en fasse contre elle la matière d’une accusation ! La révolution était dans sa naissance ; aucune grande réputation ne s’élevait parmi les citoyens pour leur inspirer une grande confiance. La nature des choses l’emporta. Les événements révolutionnaires parcoururent leurs diverses périodes ; et, quoi qu’en disent les ennemis de la nation française, au milieu du désordre le plus général, au sein de la plus grande confusion, on reconnut encore le caractère de ce peuple, le plus doux et le plus magnanime de l’Univers.

Tous les bons esprits jugèrent donc facilement que la constitution de 1791 serait de peu de durée. Qu’était-ce en effet qu’un gouvernement qui devait défendre la nation et qui n’avait pas le droit de défendre son palais sans la permission de l’autorité municipale ? Qu’étoit-ce qu’un gouvernement qui devait régir un grand État, et qui n’avait pas le droit de nommer ses agents ?

Si nous jurâmes alors avec toute la France d’être fidèles au pacte qui venait d’être formé, c’est que cet engagement était réciproque, c’est que notre volonté était de le tenir tant que le pouvoir chargé spécialement de le défendre ne l’attaquerait pas lui-même ; c’est qu’enfin de deux maux il fallait choisir le moins funeste, et qu’il valait encore mieux adopter un gouvernement borné dans son pouvoir au-delà de ce qu’exigeait la nature de ses fonctions, que de compromettre les droits conquis en 1789.

Eh ! pourquoi nous arrêter si longtemps à une époque séparée du présent par un si grand intervalle ? Il est essentiel cependant de rappeler que les princes de cette maison revêtue de l’autorité nationale coururent l’Europe en chevaliers errants, et, pour prix des serments que nous faisions de leur être fidèles, coalisèrent les puissances contre nous.

La Convention nationale dut appeler au secours de la patrie le peuple tout entier. Un million de braves périt sur les frontières pour la défense de nos droits : leur courage garantit cette indépendance nationale, noble et précieux héritage de nos pères. Il replaça la nation dans ce haut degré de gloire où nous appelaient la position de la France, le génie belliqueux de son peuple, et les lumières du siècle. La victoire demeura donc aux armes françaises ; et Dieu lui-même sembla prononcer dans cette lutte entre les Bourbons et le régime féodal d’un côté, et les droits de la nation de l’autre : les Bourbons et le régime féodal furent prescrits à jamais.

Ici commence un nouvel ordre de choses. Quand on nous vit dans un état plus paisible, les ennemis de nos droits désespérant de nous vaincre sur le champ de bataille, cherchèrent à nous diviser et à nous combattre par les factions. L’or des étrangers, des émissaires nombreux et perfides, et le nom de cette maison proscrite à jamais, prolongèrent encore les agitations et les désordres intérieurs.

Des esprits superficiels crurent un instant qu’un gouvernement confié à un directoire de cinq personnes fixerait les destins de la France. Vaine espérance ! On réunit inutilement les chefs des différentes factions : ils employèrent à se surveiller réciproquement le temps qu’exigeaient les affaires de l’Etat ; et l’on ne tarda pas à s’apercevoir que le caractère aimant de la nation ne pouvait s’attacher à un gouvernement dont les membres, par leur institution même, étaient passagers, sans consistance personnelle, et divisés d’intérêts et d’opinions.

Nous marchâmes, sous un tel gouvernement, d’actions en réactions, de changements en changements, de convulsions en convulsions ; et tous les vœux, tous les regards, se tournant bientôt vers l’Orient, appelèrent, pour mettre un terme à nos malheurs, cette grande et majestueuse réputation qui s’était formée au milieu des camps, des négociations, et du gouvernement des peuples conquis.

Le général Bonaparte touche les rivages français. Depuis cette époque, nous n’avons cessé de jouir des fruits d’une sage, prévoyante et laborieuse administration. Dans quel temps, chez quelle nation, les comptes du trésor public et des finances ont-ils été établis avec une règle plus sévère et une plus scrupuleuse exactitude ? La paix, mais une paix glorieuse, n’a-t-elle pas été conquise ? et n’a-t-il pas été permis au peuple français d’espérer pour son bonheur et pour sa gloire tout ce qui serait utile et grand ? Le Code civil, attendu depuis plusieurs années par tant d’intérêts, et toujours depuis plusieurs années ou différé ou entrepris sans succès, ou réduit à quelques lois éparses, qui ne servaient qu’à augmenter le désordre, le Code civil n’est-il pas sorti avec majesté des savantes et laborieuses discussions des jurisconsultes et des hommes d’État ? Système de législation le plus complet et le plus méthodique qui ait jamais existé, et dont l’heureux effet sera de rendre en quelque sorte populaire la connaissance des droits civils. En un mot, tout ce que le peuple avait voulu en 1789 a été rétabli ; l’égalité a été maintenue ; la loi, qui seule peut imposer aux citoyens des charges pour le bien de l’État, a été respectée. L’administration a repoussé avec sévérité tout ce qui aurait pu porter atteinte à l’irrévocabilité des ventes des biens nationaux, et aux droits des acquéreurs. Enfin les autels ont été relevés, et les dogmes religieux consacrés en même temps que la liberté des consciences.

Dans cette heureuse situation, où le peuple français est en possession de tous les droits qui furent l’unique but de la révolution de 1789, l’incertitude de l’avenir vient seule troubler l’état du présent.

Les ennemis de notre patrie se sont en effet effrayés de sa prospérité comme de sa gloire ; leurs trames se sont multipliées, et l’on eût dit qu’au lieu d’une nation tout entière ils n’avoient plus à combattre qu’un homme seul. C’est lui qu’ils ont voulu frapper pour la détruire ; trop assurés que la France en deuil, pour la perte qu’elle aurait faite, dans le même jour, et du grand homme qui l’a organisée et du chef qui la gouverne, partagée entre des ambitions rivales, déchirée par les partis, succomberait au milieu des orages déchaînés dans tous les sens.

Quelle garantie peut-on lui donner contre la crainte de tant de malheurs ? quels remèdes opposer à tant de maux ? L’opinion, les armées, le peuple entier l’ont dit.

L’hérédité du pouvoir dans une famille que la révolution a illustrée, que l’égalité, la liberté auront consacrée ; l’hérédité dans la famille d’un chef qui fut le premier soldat de la République avant d’en devenir le premier magistrat ; d’un chef que ses qualités civiles auraient distingué éminemment quand il n’aurait pas rempli le monde entier du bruit de ses armes et de l’éclat de ses victoires.

Vous le voyez, mes collègues, nous avons été ramenés par la pente irrésistible des événements au point que le vœu national avait hautement marqué en 1789, et où nous avait laissés l’Assemblée constituante elle-même ; mais pourtant avec cette différence essentielle dans notre position, qu’au lieu que cette assemblée, comme je l’ai dit, ou n’avait pu ; ou n’avait voulu, ou n’avait osé, en établissant un nouveau pacte social, changer la dynastie à qui elle en confiait l’exécution : ce qui entraîna bientôt la ruine de son ouvrage. Ici, au contraire, nous avons l’inappréciable avantage de trouver à la tête de la nation le chef auguste d’une famille propre à former le premier anneau de la nouvelle dynastie, et certes d’une dynastie qui sera dans le nouvel ordre de choses, et dans les fondements même de ce nouvel ordre.

Ainsi une barrière éternelle s’opposera au retour, et des factions qui nous déchirèrent, et de cette maison que nous proscrivîmes en 1792 parce qu’elle avoit violé nos droits ; de cette maison que nous proscrivons aujourd’hui, parce que ce fut elle qui alluma contre nous la guerre étrangère et la guerre civile ; qui fit couler dans la Vendée des torrents de sang français ; qui suscita les assassinats par la main des chouans, et qui depuis tant d’années enfin a été la cause générale des troubles et des désastres qui ont déchiré notre patrie.

Ainsi le peuple français sera assuré de conserver sa dignité, son indépendance et son territoire.

Ainsi l’armée française sera assurée de conserver un état brillant, des chefs fidèles, des officiers intrépides, et les glorieux drapeaux qui l’ont si souvent conduite à la victoire ; elle n’aura à redouter ni d’indignes humiliations, ni d’infâmes licenciements, ni d’horribles guerres civiles ; et les cendres des défenseurs de la patrie ne seront point exposées, selon une sinistre prédiction, à être jetées au vent.

Hâtons-nous donc, mes collègues, de demander l’hérédité de la suprême magistrature ; car en votant l’hérédité d’un chef, comme disait Pline à Trajan, nous empêcherons le retour d’un maître.

Mais en même temps donnons un grand nom à un grand pouvoir ; concilions à la suprême magistrature du premier empire du monde le respect d’une dénomination sublime.

Choisissons celle qui, en même temps qu’elle donnera l’idée des premières fonctions civiles, rappellera de glorieux souvenirs, et ne portera aucune atteinte à la souveraineté du peuple.

Je ne vois pour le chef du pouvoir national aucun titre plus digne de la splendeur de la nation que le titre d’Empereur.

S’il signifie Consul victorieux, qui mérita mieux de le porter ? quel peuple, quelles armées furent plus dignes d’exiger qu’il fût celui de leur chef ?

Je demande donc que nous reportions au Sénat un vœu qui est celui de toute la Nation, et qui a pour objet,
1°. Que Napoléon Bonaparte, actuellement premier Consul, soit déclaré Empereur, et en cette qualité demeure chargé du Gouvernement de la République française ;
2°. Que la dignité impériale soit déclarée héréditaire dans sa famille.
3°. Que celles de nos institutions qui ne sont que tracées soient définitivement arrêtées.

Tribuns, il ne nous est plus permis de marcher lentement ; le temps se hâte ; le siècle de Bonaparte est à sa quatrième année, et la nation veut un chef aussi illustre que sa destinée.

Motion d’ordre du tribun Curée, sur l’émission d’un vœu tendant à ce que Napoléon Bonaparte, actuellement premier Consul, soit déclaré Empereur des Français, et à ce que la dignité impériale soit déclarée héréditaire dans sa famille, 10 floréal an XII.

Déclarations des autres tribuns et sénateurs : http://www.napoleonica.org/pro/pro_list.html
Réaction de Lazare Carnot : http://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-moments-d-eloquence/lazare-carnot-3-mai-1804