Élections, piège à cons

Jean-Paul Sartre, 1973
mardi 24 septembre 2019
par  Julien Daget

En 1789 on établit le vote censitaire : c’était faire voter non les hommes mais les propriétés réelles et bourgeoises qui ne pouvaient donner leurs suffrages qu’à elles-mêmes. Ce système était profondément injuste puisqu’on excluait du corps électoral la majeure partie de la population française mais il n’était pas absurde. Certes les électeurs votaient isolément et en secret cela revenait à les séparer les uns des autres et à n’admettre entre leurs suffrages que des liens d’extériorité. Mais ces électeurs étaient tous des possédants, donc déjà isolés par leurs propriétés qui se refermaient sur eux et repoussaient les choses et les hommes de toute leur impénétrabilité matérielle. Les bulletins de vote, quantités discrètes, ne faisaient que traduire la séparation des votants et l’on espérait, en additionnant les suffrages, faire ressortir l’intérêt commun du plus grand nombre, c’est-à-dire leur intérêt de classe.

Vers le même temps la Constituante adoptait la loi Le Chapelier dont le but avoué était de supprimer les corporations mais qui visait, en outre, à interdire toute association des travailleurs entre eux et contre leurs employeurs. Ainsi, les non-possédants, citoyens passifs qui n’avaient aucun accès à la démocratie indirecte, c’est-à-dire au vote dont usaient les riches pour élire leur gouvernement, se voyaient retirer, par-dessus le marché, toute licence de se grouper et d’exercer la démocratie populaire ou directe, la seule qui leur convint puisqu’ils n’étaient pas susceptibles d’être séparés par leurs biens.

Lorsque, quatre ans plus tard, la Convention remplaça le suffrage censitaire par le suffrage universel, elle ne crut pas bon, pour autant, d’abroger la loi Le Chapelier, en sorte que les travailleurs, définitivement privés de la démocratie directe, durent voter en propriétaires bien qu’ils ne possédassent rien. Les regroupements populaires, interdits mais fréquents, devinrent illégaux en demeurant légitimes. Aux assemblées élues par le suffrage universel se sont donc opposés en 1794 puis lors de la Seconde République en 1848, enfin à l’orée de la Troisième, en 1870, des regroupements spontanés mais parfois fort étendus qu’on devait appeler justement les classes populaires ou le peuple. En 1848, en particulier, on crut voir s’opposer à une Chambre élue au suffrage universel reconquis, un pouvoir ouvrier qui s’était constitué dans la rue et dans les ateliers nationaux. On sait le dénouement en mai-juin 1848, la légalité massacre la légitimité. En face de la légitime Commune de Paris, la très légale assemblée de Bordeaux transférée à Versailles n’eut qu’à imiter cet exemple.
À la fin du siècle dernier et au début de celui-ci les choses parurent changer : on reconnut aux ouvriers le droit de grève, les organisations syndicales furent tolérées. Mais les présidents du Conseil, chefs de la légalité, ne supportaient pas les poussées intermittentes du pouvoir populaire. Clemenceau, en particulier se signala comme briseur de grèves. Tous, obsédés par la crainte des deux pouvoirs, refusaient la coexistence du pouvoir légitime, né ici ou là de l’unité réelle des forces populaires et de celui faussement un qu’ils exerçaient et qui reposait, en définitive, sur l’infinie dispersion des votants. De fait ils fussent tombés dans une contradiction qui n’eût pu se résoudre que par la guerre civile puisque celui-ci avait pour fonction de désarmer celui-là.

En votant demain, nous allons, une fois de plus, substituer le pouvoir légal au pouvoir légitime. Le premier, précis, d’une clarté en apparence parfaite, atomise les votants au nom du suffrage universel. L’autre est encore embryonnaire, diffus, obscur à lui-même : il ne fait qu’un, pour l’instant, avec le vaste mouvement antihiérarchique et libertaire qu’on rencontre partout mais qui n’est point encore organisé. Tous les électeurs font partie des groupements les plus divers. Mais ce n’est pas en tant que membre d’un groupe mais comme citoyens que l’urne les attend. L’isoloir, planté dans une salle d’école ou de mairie, est le symbole de toutes les trahisons que l’individu peut commettre envers les groupes dont il fait partie. Il dit à chacun : « Personne ne te voit, tu ne dépends que de toi-même ; tu vas décider dans l’isolement et, par la suite, tu pourras cacher ta décision ou mentir. » Il n’en faut pas plus pour transformer tous les électeurs qui entrent dans la salle en traîtres en puissance les uns pour les autres. La méfiance accroît la distance qui les sépare.

Jean-Paul Sartre, « Élections, piège à cons », Les temps modernes, n° 318, janvier 1973.