Doc. : Verdun, lieu de mémoire ?

dimanche 23 octobre 2016
par  Julien Daget

Méthode : l’étude critique


Document 1

Sans doute, depuis cinquante ans, d’autres graves événements ont-ils bouleversé les nations. Sans doute, le destin de la France, qui avait pu paraître assuré à l’issue de la Première Guerre mondiale, ne fut-il sauvé dans la Deuxième, après un effondrement sans mesure, qu’en vertu d’une sorte de prodige et non sans de cruels ravages matériels et moraux. Pourtant, rien de tout cela n’infirme, bien au contraire ! les leçons que nous tirons de la grande épreuve de Verdun.

L’une se rapporte à nous-mêmes. Sur ce champ de bataille, il fut démontré, qu’en dépit de l’inconstance et de la dispersion qui nous sont trop souvent naturelles, le fait est, qu’en nous soumettant aux lois de la cohésion, nous sommes capables d’une ténacité et d’une solidarité magnifiques et exemplaires. En demeurent les symboles, comme ils en furent les artisans au milieu du plus grand drame possible, tous nos soldats « couchés dessus le sol à la face de Dieu » et dont les restes sont enterrés sur cette pente en rangs de tombes pareilles ou confondues dans cet ossuaire fraternel. C’est pourquoi leur sépulture est, pour jamais, un monument d’union nationale que ne doit troubler rien de ce qui, par la suite, divisa les survivants. Telle est, au demeurant, la règle posée par notre sage et séculaire tradition qui consacre nos cimetières militaires aux seuls combattants tués sur le terrain.

Une autre leçon qu’enseigne Verdun s’adresse aux deux peuples dont les armées y furent si chèrement et si courageusement aux prises. Sans oublier que leurs vertus militaires atteignirent ici les sommets, Français et Allemands peuvent conclure des événements de la bataille, comme de ceux qui l’avaient précédée et de ceux qui l’ont suivie, qu’en fin de compte les fruits de leurs combats ne sont rien que des douleurs. Dans une Europe qui doit se réunir tout entière après d’affreux déchirements, se réorganiser en foyer capital de la civilisation, redevenir le guide principal d’un monde tourné vers le progrès, ces deux grands pays voisins, faits pour se compléter l’un l’autre, voient maintenant s’ouvrir devant eux la carrière de l’action commune, fermée depuis qu’à Verdun même, il y a 1 123 ans, se divisa l’Empire de Charlemagne. Cette coopération directe et privilégiée, la France l’a voulue, non sans mérite mais délibérément, quand, en 1963, elle concluait avec l’Allemagne un traité plein de promesses. Elle y est prête encore aujourd’hui.

La troisième leçon concerne nos rapports avec tous les peuples de la terre. Notre pays ayant fait ce qu’il a fait, souffert ce qu’il a souffert, sacrifié ce qu’il a sacrifié, ici comme partout et comme toujours, pour la liberté du monde, a droit à la confiance des autres. S’il l’a montré hier en combattant, il le prouve aujourd’hui en agissant au milieu de l’univers, non point pour prendre ou dominer, mais au contraire pour aider, où que ce soit, à l’équilibre, au progrès et à la paix. C’est ainsi que le souvenir de Verdun est lié directement à nos efforts d’à présent. Puissent en être affermies la foi de tous les Français et l’espérance de tous les hommes en l’éternelle vocation de la France !

Vive la France !

Charles de Gaulle, Discours radiodiffusé devant l’ossuaire de Douaumont, 29 mai 1966. http://verdun-meuse.fr/index.php?qs=fr/ressources/discours-du-mois---mars-2012---le-general-de-


Document 2

Deux mémoires collectives de Verdun se constituent simultanément dès 1916. La première, celle de l’arrière s’impose comme une mémoire de la nation toute entière, elle est structurée par la presse, les élites publiques et les notables locaux. La seconde est celle des combattants qui « ont fait Verdun ». Elle est plus étroite, plus dense, plus forte, plus chargée d’émotions, d’angoisses et de deuil. Elle est aussi moins grandiloquente et moins cocardière. […]

L’entre-deux-guerres est marqué par le développement en parallèle des deux mémoires. […] La mémoire nationale structure très rapidement le paysage mémorial. Quatre site à vocation « héroïque » sont créés : la Tranchée des Baïonnettes [1], le carré des soldats inconnus [2], l’hôtel de ville [3] et le monument de la Victoire [4]. […]
La mémoire combattante se développe en réaction à cette centralisation. C’est sur le champ de bataille qu’elle structure son espace. Alors que la Tranchée des Baïonnettes pouvaient en être le pivot par l’antériorité de sa création, il n’en est rien. La mémoire combattante rejette dès l’origine l’héroïsme légendaire. La mémoire combattante se structura autour d’un autre monument : l’ossuaire. L’initiative est lancée dans le public en 1919 […]. Il est conçu comme un monument funéraire et religieux. Sa construction dura plus d’une dizaine d’années, jusqu’en 1932. L’ossuaire apparaît dès lors comme l’anti-monument de la Victoire. À Verdun, l’héroïsme victorieux, à Douaumont, l’hommage funéraire et pacifique. Il devient très tôt le centre d’une zone mémorielle.
En 1923, décision est prise de créer une nécropole inaugurée en 1929. En 1938, le monument dédié aux Français israélites morts pour la France vient renforcer ce pôle funéraire alors même que la matérialisation des deux villages morts pour la France de Douaumont et de Fleury-devant-Douaumont (inauguration de deux églises, de deux monuments aux morts, de deux stèles) l’élargisse sur les deux ailes. […]
Le symbole de Verdun impose dans son sillage le mythe de Pétain. L’écroulement de ce mythe matérialisé par la condamnation à mort par la Haute Cour le 15 août 1945 aura donc d’importantes répercussions sur le symbole.

À la libération, […] Verdun doit faire face à de nouveaux concurrents (le mont Valérien, Les Glières, le Vercors, etc.). L’adaptation nécessitait sans doute que disparaisse physiquement le désormais trop encombrant Philippe Pétain. […] Pétain meurt le 16 juillet 1951. La même année, le Comité national du souvenir de Verdun reprend vigueur, sous la direction de Maurice Genevoix. En 1960, le CNSV décide de créer un mémorial sur l’emplacement de l’ancienne gare de Fleury-sous-Douaumont. L’inauguration a lieu en 1967. Entre ces deux dates, une importante évolution apparaît. En 1960, le projet s’inscrit dans la mémoire combattante classique. Lorsqu’il ouvre ses portes, il s’est développé dans un contexte de rapprochement franco-français. […] En 1979, la chapelle du village de Fleury accueille une statue de Notre Dame de l’Europe. En 1995, la route qui conduit de la chapelle au Mémorial a pris le nom d’avenue du Corps européen. L’utilisation de la mémoire de Verdun, comme support d’une politique de rapprochement franco-allemand a atteint son point d’orgue le 23 septembre 1984 lorsque le chancelier allemand Helmut Kohl et le président français François Mitterrand se sont recueillis ensemble devant l’ossuaire de Douaumont avant de visiter le mémorial.

Durant ces vingt premières années post 1945, la mémoire nationale héroïque et victorieuse n’a pas réussi son adaptation. Dans un contexte de développement de l’Alliance atlantique et de la Communauté européenne, elle apparaît trop identitaire et trop mythique pour être utilisée. Conscient de cette nouvelle donne internationale, la municipalité de Verdun a cherché à renouveler son message commémoratif.
L’initiative la plus porteuse d’avenir est décidée en 1965 lorsque le Conseil municipal évoque le concept de Verdun, capitale de la Paix. […] Verdun, ville porteuse d’idéologie identitaire tente de devenir porteuse d’idéologie universaliste. En 1982, Verdun organise les premières Assises mondiales de la Paix. Le Centre mondial de la paix, des libertés et des droits de l’homme est construit de 1988 à 1994. En 1992, un parcours est aménagé dans les souterrains de la citadelle.

Serge Barcellini, « Mémoire d’une bataille, bataille de mémoire », La bataille de Verdun, Paris, Economica, 1997, p. 161-171 (colloque du 80e anniversaire de la bataille les 21 et 22 mai 1996 à Vincennes).


Document 3

Une énième tentative de réhabilitation de la collaboration. Cette fois l’Association pour la défense de la mémoire du maréchal Pétain (ADMP), dont le logo est une francisque tricolore, entend continuer à rendre hommage, le 10 novembre, à l’ossuaire de Douaumont, à l’ancien chef de l’État mort… le 23 juillet 1951. La date est habilement choisie pour honorer non l’homme de la collaboration, mais le héros militaire de la Grande Guerre, dans un lieu, l’ossuaire de Douaumont, qui accueille sans sourciller la cérémonie depuis plusieurs années.
La mission de l’ADMP est pourtant claire, l’association dirigée par Hubert Massol, un ex-militant du FN passé au MNR, est d’obtenir « la révision de son procès », sa « réhabilitation dans l’esprit des Français » et le transfert de sa dépouille à Douaumont, au milieu des poilus.
Le Cafar (Comité antifasciste et antiraciste), association nancéenne [6], a demandé au ministre de la Défense et des Anciens Combattants, Gérard Longuet, l’interdiction de cette messe annuelle à l’ossuaire, qui abrite les restes de 130 000 soldats inconnus tombés lors de la bataille de Verdun. « L’ossuaire est une nécropole nationale, comment peut-on tolérer un tel rassemblement ? » s’est interrogé le président du comité, Patrice Mangin. La préfecture de la Meuse, également sollicitée, répond que « jusqu’alors, il n’y a jamais eu de trouble à l’ordre public. Au stade actuel, nous ne sommes pas dans une logique d’interdiction ».
La figure de Pétain continue ainsi d’être régulièrement honorée à l’extrême droite. Le mouvement l’Œuvre française, animé par Yvan Benedetti, a ainsi tenu un banquet privé le mois dernier dans les environs de Lyon pour honorer, lui aussi, « un héros de Verdun ».
Or Pétain, en « vainqueur de Verdun », est encore une imposture ; son rôle a été depuis réévalué par les historiens. Ainsi Marc Ferro, biographe de Pétain, souligne combien deux traditions s’opposent sur la très chère victoire de Verdun, « celle des chefs militaires et politiques qui la mettent au crédit du général Nivelle, et celle des combattants qui ne connaissent que Pétain ». Essentiellement pour s’être, le premier, soucié de leurs conditions de ravitaillement. Pour le simple motif qu’un combattant nourri répugnait moins à l’assaut. Cette image de héros de la Grande Guerre est en réalité postérieure au conflit, et sera largement le fruit de la propagande vichyste. Il aura fallu attendre Jacques Chirac pour que les présidents de la République cessent de fleurir sa tombe sur l’île d’Yeu, là où il mourut en détention, pour deux chefs d’accusation qu’il convient de rappeler : intelligence avec l’ennemi et haute trahison.

Lionel Venturini, « Pétain, une réhabilitation en passant par la Lorraine », L’Humanité, 7 novembre 2011.
http://www.humanite.fr/politique/petain-une-rehabilitation-en-passant-par-la-lorraine-483105


[1Le mythe de la Tranchée des Baïonnettes est lancé en janvier 1919 dans la presse ; le monument est construit dès 1920.

[2La nécropole nationale du Faubourg-Pavé de Verdun est aménagée entre 1919 et 1926 ; en 1921, les sept soldats inconnus, venant des autres champs de bataille, qui n’ont pas été désignés pour aller à Paris y sont inhumés.

[3Un musée est installé à l’hôtel de ville de Verdun en 1927.

[4Le monument à la Victoire et aux soldats de Verdun est inauguré en 1929.

[5« Freundl Peter / K.B. 12.I.R. / 26.5.95 † 28.5.16 » : du 12e régiment d’infanterie de l’Armée bavaroise (Königlich Bayerisches 12. Infanterie-Regiment „Prinz Arnulf“), né le 26 mai 1895 (à Hohenlinden) et disparu le 28 mai 1916. Cette plaque a été posée avec celle de « Manassy Victor / 2 RG / 14.11.75 † 2.6.16 / Vaux », du 2e régiment du génie, né le 14 novembre 1875 à Briey et disparu le 2 juin 1916 dans le secteur de Vaux.

[6Liée à la fédération de Meurthe-et-Moselle du Parti communiste français.


Documents joints

Verdun comme lieu de mémoire