Madame Pierre Curie

la une des Hommes du Jour en 1910
samedi 13 avril 2024
par  Julien Daget

Aristide Delannoy, « Madame Pierre Curie », Les Hommes du Jour, n° 108, 12 février 1910, p. 1. → https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5102055b/f1.item

Parmi les auditeurs qui vinrent à Madame Curie, la première fois qu’elle monta dans la chaire de physique, il en fut, reporters de grands journaux ou curieux vulgaires, pour lesquels les phénomènes de la radio-activité n’avaient aucun attrait et que les habitués de la Sorbonne ne connaissaient point. On voulait voir la première femme qui eût accès dans le haut enseignement ; on voulait voir la veuve de Pierre Curie, l’Éminence grise de ce cardinal des sciences, sortant de son activité muette pour finir la phrase que la mort avait coupée sur les lèvres de son mari, et pour continuer sa personnalité disparue. Mais peut-être avait-on surtout la curiosité indiscrète de savoir comment cette veuve portait son deuil.
Le monde ne conçoit pas que les douleurs illustres puissent demeurer secrètes ; il veut sa port du spectacle. On savait l’intime collaboration de ces deux génies, ce tête-à-tête de toutes les heures. On savait qu’il n’y avait eu, pour Pierre Curie, qu’une femme, et pour Marie Sklodowska, qu’un homme ; qu’ils avaient réalisé cette chose impossible, un hymen total, doublement fécond, par l’intellect et par la chair ; que ces deux figures qui, tout le jour, s’étaient penchées attentivement sur le même problème, se retrouvaient, le soir, avec la même inquiétude maternelle, penchées sur un berceau. Madame Curie avait été à la fois l’ami et l’amie, ce qu’on n’ose rêver, un cerveau viril et une âme tendre. Tous deux avaient été grands ensemble ; et leurs amis nous disent qu’ensemble ils avaient été bons. Concevez-vous cela, une science ardente et si profonde qu’elle eût dû être exclusive, et pourtant qui n’excluait pas le sentiment familial, la maternité, l’amour de la vie étroite autour du foyer, dans une maison où l’on entendait des pas appesantis de grand-père et des trottinements menus de petits enfants ? On ne le conçoit pas, et cela était.
Et les auditeurs guettaient le frissonnement de cette femme, alors qu’elle déplacerait les signets posés par son époux sur le travail en cours d’analyse, alors qu’elle marcherait dans la trace de ses pas ; que, dans la salle, rôderait son souvenir épars. Sans doute un sentiment plus fort que la préoccupation scientifique la ferait pâlir. N’interromperait-elle pas la phrase commencée pour écouter l’écho lointain d’un roulement de camion tournant l’angle de la rue Dauphine et broyant stupidement sur la pavé l’une des plus magnifiques cervelles humaines ? Serait-elle, en un mot, l’être faible montrant la meurtrissure de son espoir, de sa tendresse et de sa chair ?
Ou bien le professeur Curie, succédant au professeur Curie et se conformant à l’usage, en prononcerait-il l’éloge, impossible dans sa bouche ?
La situation était unique, difficile, dramatique au possible. Et les auditeurs furent déçus de la voir dénouer avec autant de simplicité. Pourtant il eurent plus que ce qu’ils demandaient : là où ils croyaient voir une femme, ils virent un homme, un savant modeste au front d’airain derrière lequel les pensées qui s’agitaient ne se laissèrent pas soupçonner.
Peut-être Madame Curie avait-elle plus d’une fois défailli en serrant dans ses bras sa petite Irène de huit ans, sa petite Ève de dix-huit mois. Mais la pudeur du savant sut cacher au monde les défaillances de la femme. Aussi bien, dans la maison du boulevard Kellermann, si la place du père de famille restait vide, ici, en Sorbonne, elle le sentait vivre en elle puisqu’elle disait leur pensée commune. L’être double s’était dédoublé, mais la vie de l’avait pas abandonné. D’un geste noble et sans emphase, comme les héroïnes du passé faisaient dans les batailles, elle avait ramassé le glaive de l’époux expiré, si bien que, mort, il se battait encore. Rien n’était interrompu, rien n’était changé.

Étudiant, puis préparateur à la Sorbonne, fils d’ailleurs d’un médecin, Curie avait passé toute sa première jeunesse dans les laboratoires. À vingt ans, il publiait avec Desains une étude sur les longueurs d’ondes calorifiques et, peu après, découvrait, avec Jacques Curie, son frère plus âgé, les phénomènes de la piézo-électricité. [...] Son rêve, qui pouvait sembler irréalisable, était de trouver en une femme à la fois son égale intellectuelle et l’être de tendresse dont son cœur vierge avait besoin. Ses aspirations scientifiques tentaient de se confondre avec son désir d’aimer. Posséder une science qui serait femme ! C’est à ce moment qu’à la Sorbonne, dans le laboratoire de M. Lippmann, il connut « une jeune étudiante polonaise, lucide et sincère, de volonté droite et ferme dans la conscience passionnée des Slaves, toute vibrante encore sous les meurtrissures causées dans son enfance par la servitude qui pèse sur son pays ».
« Ce serait une belle chose à laquelle je n’ose croire, écrivait-il quand il eut trouvé celle qu’il espérait, de passer la vie l’un près de l’autre hypnotisés dans nos rêves ! »
Il épousa Marie Sklodowska. L’oiseau de passage avait trouvé un nid. Il s’aimaient. À la vérité, malgré l’exemple historique d’Héloïse et d’Abailard, deux Latins pourtant, nous comprenons mal la coexistence de la camaraderie intellectuelle et de l’amour. Nous sourions d’une passion qui joint des mains tachées d’acides dans un décor d’instruments de précision. Et cependant, le « camarade avec des hanches » n’est-il pas l’idéal ?…
C’est que la femme, telle que l’éducation nous l’a faite depuis des siècles, depuis toujours, lorsqu’elle n’est pas la niaise dont notre sotte vanité se réjouit de protéger l’ignorance, devient la créature asexuée, l’effroyable bas-bleu devant laquelle notre désir s’amortit. Depuis trop peu de temps l’espèce nouvelle des étudiantes nous a appris que la femme peut être autre chose, une intellectuelle dont Molière n’oserait sourire, et qui garde, au milieu de vertus réputées viriles, toutes les délicatesses, tout le charme, tout le sentiment, avec toute la pudeur sans bégueulisme qui fait l’honneur de son sexe. Ces femmes savantes ne peuvent être que mieux aimantes, puisqu’elles nous comprennent mieux, et sont aussi des mères, alors que nos poupées ne veulent déjà plus l’être.
[…] Peut-être ignore-t-il, le sexe masculin conservant dans la vie sociale la priorité que lui accorde la grammaire, que la gloire de Curie doit être justement partagée par moitié. C’est Pierre Curie qu’on nomma en 1904 professeur de physique générale à la Sorbonne. C’est encore lui que l’année suivante vit entrer à l’Institut. C’est lui qui signa les ouvrages. Madame Curie elle-même s’effaça de son mieux devant le chef de la famille, n’eut de souci que pour sa gloire, eut été satisfaite de marcher dans son ombre. Mais, il faut le dire, on ne l’y laissa pas cachée. Curie fut le gonfalonier de leur groupe génial, mais on sut que sa felle, la première, avait dirigé leurs études communes vers les phénomènes de radio-activité, qu’elle y avait pris une part égale à celle de son mari, que dans cette intime collaboration d’intellects semblables fournissant le même labeur, il était impossible de discerner ce qui était au mari et ce qui était à la femme. Aussi le monde scientifique ne sépara-t-il jamais, autant que faire se put, deux gloires aussi parfaitement unies. […]

La femme, aux siècles de rêve et de poésie, fut l’inspiratrice. D’elle sont nées la plupart des actions héroïques ; son odeur imprègne tous les poèmes, toutes les œuvres de l’art. Mais, est-il besoin de la dire ? Elle restait généralement étrangère aux miracles qu’elle faisait faire ; du moins sa collaboration était-elle toute passive et inconsciente. Créature instinctive, inéduquée, proie éternelle acquise au vainqueur, cajolée et parée comme un animal familier, ou bien réservée aux travaux inintelligents des bêtes de somme, suivant son rang social et sa plastique, c’était la ménagère ou la fille de joie. Les théologiens, pour emprunter leur langage, pouvaient douter qu’elle eût une âme.
Inapte à l’abstraction, elle ne voyait l’Homme qu’à travers un homme, l’Art qu’à travers l’artiste, la Religion qu’à travers le prêtre. Le monde des idées pures semblait lui être fermé.
Comme il nous apparaît démontré par maint exemple que cet état d’infériorité de la femme n’est point son état naturel et que, libérée, instruite, elle peut valoir un homme, on se révolte contre la mutilation intellectuelle et morale qui nous l’a asservie, qui l’empêche de vivre sa vie dans le seul but de la faire servir aux plaisirs de la nôtre.
Une telle femme a pu plaire aux hommes du passé. Nos enfants voudront des épouses d’autre sorte […] L’heure viendra peut-être enfin où le mariage (et ce serait sa rédemption) unira des êtres appariés par leurs aptitudes d’esprit.
Et si j’ai choisi pour héroïne Madame Curie, épouse et mère dévouée, savant prestigieux, c’est qu’elle m’apparaît comme le type de la femme de demain et me fait penser à ces grandes figures des fresques de Puvis de Chavannes, graves et presque abstraites, pourtant féminines, qui personnifient la Science et l’Art dans un décor serein d’air et de lumière.

Octave Beliard, « Madame Pierre Curie », Les Hommes du Jour, n° 108, 12 février 1910, p. 2. → https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5102055b/f2.item