Doc. – « Quel roman que ma vie ! »
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« Quel roman que ma vie ! » [1]
Consigne : après avoir présenté les deux documents, votre analyse doit montrer que la mise en scène héroïque peut parfois prendre des libertés vis-à-vis du réalisme. L’analyse des documents constitue le cœur de votre travail, mais nécessite pour être menée la mobilisation de quelques connaissances.
• Méthode : l’analyse de document(s)
Document 1
Jacques-Louis David [2], Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard, 1802, huile sur toile de 260 × 221 cm, exposée au château de Versailles (salle Marengo, rez-de-chaussée de l’aile du Midi). → https://artsandculture.google.com/asset/QwEFHqZhgW6ulw
Document 2
[…] Il se mit donc en marche pour traverser le col le 20, avant le jour [3]. L’aide-de-camp Duroc, et son secrétaire de Bourrienne l’accompagnaient [4]. Les arts l’ont dépeint franchissant les neiges des Alpes sur un cheval fougueux ; voici la simple vérité. Il gravit le Saint-Bernard, monté sur un mulet, revêtu de cette enveloppe grise qu’il a toujours portée, conduit par un guide du pays, montrant dans les passages difficiles la distraction d’un esprit occupé ailleurs, entretenant les officiers répandus sur la route, et puis, par intervalles, interrogeant le conducteur qui l’accompagnait, se faisant conter sa vie, ses plaisirs, ses peines, comme un voyageurs oisif qui n’a pas mieux à faire. Ce conducteur, qui était tout jeune, lui exposa naïvement les particularités de son obscure existence, et surtout le chagrin qu’il éprouvait de ne pouvoir, faute d’un peu d’aisance, épouser l’une des filles de cette vallée. Le Premier Consul, tantôt l’écoutant, tantôt questionnant les passants dont la montagne était remplie, parvint à l’hospice [5], où les bons religieux le reçurent avec empressement. À peine descendu de sa monture, il écrivit un billet qu’il confia à son guide, en lui recommandant de le remettre exactement à l’administration de l’armée, resté de l’autre côté du Saint-Bernard. Le soir, le jeune homme, retourné à Saint-Pierre [6], apprit avec surprise quel puissant voyageur il avait conduit le matin, et sut que le général Bonaparte lui faisait donner un champ, une maison, les moyens de se marier enfin, et de réaliser tous les rêves de sa modeste ambition. Ce montagnard vient de mourir de nos jours, dans son pays, propriétaire du champ que le dominateur du monde lui avait donné. […]
Le Premier Consul s’arrêta quelques instants avec les religieux, les remercia de leurs soins envers l’armée, et leur fit un don magnifique pour le soulagement des pauvres et des voyageurs.
Il descendit rapidement, suivant la coutume du pays, en se laissant glisser sur la neige, et arriva le soir même à Étroubles [7].
Adolphe Thiers [8], Histoire du Consulat et de l’Empire : faisant suite à l’Histoire de la Révolution française, Paris, Paulin libraire-éditeur, 1845, tome 1, livre IV, p. 375-377. → https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k22603j
[1] Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, ou Journal où se trouve consigné, jour par jour, ce qu’a dit et fait Napoléon durant dix-huit mois, Paris, chez l’auteur, 1823, 8 volumes. → https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30745346r
[2] Jacques-Louis David, en plus d’avoir été un peintre néo-classique, a été député à la Convention, proche de Marat et de Robespierre, et vota la mort de Louis XVI. Exilé par la Restauration, il meurt à Bruxelles en 1825.
[3] Le 30 floréal an VIII, soit le 20 mai 1800.
[4] Géraud Christophe Michel du Roc rencontre Bonaparte au siège de Toulon, puis devient son aide-de-camp en 1796 ; il est tué d’un boulet à l’abdomen en 1813. Louis Antoine Fauvelet de Bourrienne est un ami de Bonaparte à l’école militaire de Brienne, qui en a fait son secrétaire de 1797 à 1802 jusqu’à un scandale financier ; il se rallie aux Bourbons en 1814, fait faillite en 1830 et meurt dans un asile d’aliénés en 1834.
[5] L’hospice du Grand-Saint-Bernard est sur le col, à 2 473 mètres d’altitude, juste à côté de la frontière italo-suisse. Il a été fondé au XIe siècle par saint Bernard ; le général Desaix, mort à Marengo, est enterré dans la chapelle.
[6] Bourg-Saint-Pierre est une commune suisse du canton du Valais, au nord du col du Grand-Saint-Bernard.
[7] Étroubles est une commune italienne de la vallée d’Aoste, au sud du col.
[8] Adolphe Thiers fut un journaliste libéral et anticlérical, un historien à succès, puis un soutien de Louis-Philippe en juillet 1830 ; député puis ministre orléaniste, il passe à l’opposition libérale en 1841 ; il se rallie à la république en 1848, est arrêté en 1851, exilé jusqu’en 1852, il devient en 1863 un député opposant au Second Empire ; il est élu chef du pouvoir exécutif en février 1871, fait écraser la Commune, abandonne les monarchistes, devenant président de la République en août 1871 ; il démissionne en 1873, puis meurt en 1877. Son mausolée est au centre du cimetière du Père-Lachaise.