Les « grands récits » selon Johann Chapoutot

analyse critique sur le providentialisme, le djihadisme, le conservatisme, le stalinisme, le nazisme, le fascisme, le complotisme, l’antisémitisme, le déclinisme, le « bullshitisme » et l’« illimitisme »
jeudi 14 octobre 2021
par  Julien Daget

Spécialiste de l’idéologie nazie et de l’Allemagne, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, Johann Chapoutot est adepte d’une approche culturaliste. Dans Le Grand Récit [1], l’universitaire aborde, de façon originale, les récits collectifs qui procurent un sens aux groupes sociaux comme aux individus, en les inscrivant dans le temps. Avec la fin du monopole du catholicisme pour éclairer la marche du monde, des religions séculières – fascismes, communisme – ont marqué de leurs horreurs le XXe siècle. Mais Johann Chapoutot analyse aussi des récits plus contemporains qui font l’actualité : complotisme, djihadisme, « bullshitisme » ou transhumanisme. Sans oublier le déclinisme porté par Éric Zemmour aussi vieux que l’Antiquité. La leçon de ce livre fascinant ? Il faut toujours prendre au sérieux ces discours, même aberrants, tant les humains sont des animaux en quête de sens...

L’Express. – Pourquoi avoir voulu faire un livre sur les grands récits collectifs qui donnent du sens aux existences et ancrent les individus dans l’histoire ?
Johann Chapoutot. – On nous enseigne que l’histoire, ce sont des faits, une réalité tangible. Mais c’est oublier que nous sommes des animaux symboliques. On ne vit pas une réalité brute, on la pense, on l’imagine et on l’interprète. Le XXe siècle a montré toute la préséance des grandes visions du monde, et leur caractère meurtrier. Il a commencé par une grande guerre, qui a vu s’entrechoquer les nationalismes, et s’est achevé le 11 septembre 2001, quand une vision du monde, marquée par l’opposition entre croyants et mécréants, a débouché sur un spectacle en mondovision. Entre-temps, il y a eu le communisme et les fascismes. Ces grands récits ont pu s’imposer car, en amont, il y a eu en Occident la mort de Dieu, tout simplement.

L’Express. – Le christianisme s’est longtemps fondé sur le providentialisme, avec l’idée d’un ordre divin derrière les tragédies historiques...
Johann Chapoutot. – Lorsque Rome est tombée face aux barbares, le monde chrétien a été ébranlé, car la Ville éternelle, devenue chrétienne, était un principe d’ordre, de stabilité et de paix. Face à ces événements, saint Augustin développe une théologie de l’Histoire autour de la Providence. Le devenir historique peut sembler chaotique ou absurde, car les voies de la Providence sont impénétrables. Dieu ayant une intelligence incommensurable, nous ne pouvons comprendre ses desseins. La foi en la Providence donne ainsi sens à tout.
Mais l’idée d’une souveraineté de Dieu sur le monde a déjà été entamée au XVIe siècle avec le schisme de la Réforme, puis a encore été plus mise à mal par les Lumières et le scientisme du XIXe siècle. Après les 20 millions de morts de la Première Guerre mondiale, puis les fours crématoires, les bombardements des civils et le feu nucléaire de 1939-1945, la Providence n’est plus crédible. La théologie catholique a tenté de s’adapter en disant, qu’au fond, son dieu est une divinité de souffrance comme il a été flagellé et crucifié. Pour les juifs, le défi est encore plus compliqué car, comme le note le philosophe allemand Hans Jonas, Dieu y est le « seigneur de l’histoire ». La grande culture religieuse qui n’a pas été touchée par cela, c’est l’islam. Il n’y a pas eu des catastrophes telles qu’on puisse maudire le dieu unique aussi intensément que chez les chrétiens et les juifs.

L’Express. – Il faut prendre au sérieux les discours religieux radicaux, écrivez-vous...
Johann Chapoutot. – J’étais à New York le 11 septembre 2001. J’ai vu le bâtiment 7 du World Trade Center s’effondrer, une expérience qui vous marque. Ce qui est frappant chez les djihadistes, c’est le caractère totalement exclusif de la foi. « L’islam, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée. Mieux que ma mère, mieux que mon père, mieux que mon enfant [...]. On découvre la vérité absolue », a par exemple déclaré Reda Kriket, ancien voyou devenu djihadiste, lors du procès de la cellule d’Argenteuil en mars. C’est une foi incoercible et infalsifiable. Manifestement, rien ne peut entamer ça. Si, comme tout phénomène social, le djihadisme est multifactoriel, la dimension religieuse, fut-elle fruste et inculte, y est déterminante.

L’Express. – Pour en revenir au christianisme, la poussée conservatrice que l’on a vu lors de la Manif pour tous ne signifie-t-elle pas un retour du religieux ?
Johann Chapoutot. – Au XVIe siècle, il était impossible de ne pas croire. Rabelais était ainsi un esprit particulièrement libre, mais il ne pouvait penser un monde sans Dieu. A contrario, comme le dit le philosophe Camille Riquier, aujourd’hui, « nous ne savons plus croire ». Nous sommes tellement pénétrés de scientisme, d’objectivisme, de mécanique galilo-cartésienne que nous ne pouvons plus vivre dans un monde magique.
En revanche, comme tous les groupes qui se retrouvent isolés culturellement, les catholiques se radicalisent. On l’a bien constaté lors des manifestations de 2013. Il y a eu une mobilisation d’une génération biberonnée au Journées mondiales de la jeunesse de Jean-Paul II. Mais ce n’était nullement un phénomène de masse. En 1984, il y avait deux millions de personnes à Paris pour manifester contre le projet de loi Savary. En 2013, c’était quelques centaines de milliers de personnes. Le retour du religieux ne se vérifie pas dans les chiffres.

L’Express. – Comment expliquer que le communisme, que Raymond Aron qualifiait de « religion séculière », ait pu séduire si longtemps au XXe siècle ?
Johann Chapoutot. – Marx et Engels ont bien vu l’étiolement de la transcendance chrétienne, mais aussi l’usage de la foi pour maintenir un ordre social, le fameux « opium du peuple ». Nourris d’hégélianisme, ils ont donc proposé une autre eschatologie, matérialisant les espérances à travers un salut temporel. Cette eschatologie ne passe plus par la mort, mais par un changement des rapports sociaux et de production, autrement dit la révolution. La révolution bolchevique devait être la patrie du bonheur sur terre. Beaucoup ont voulu y croire, malgré les alertes sur les affres du stalinisme dès les années 1930. Mais la victoire contre le nazisme, que l’on doit en grande partie à l’Armée rouge, a réaffirmé la foi communiste. Malgré toute l’historiographie de la guerre froide qui a tenté de faire croire que tout se serait joué le 6 juin 1944, c’est bien l’URSS qui a été décisive sur le front Est. Ensuite, en dépit de tous les démentis cinglants – Berlin en 1953, Budapest en 1956, Prague en 1968... –, de nombreux intellectuels ont refusé d’abjurer cette foi se voulant rationaliste et matérialiste. Tel Jean Kanapa, agrégé de philosophie, qui justifia tous les virages à 180 degrés du Parti communiste. D’autres ont tenté de se raccrocher à Mao, Tito et même l’Albanie. Cette volonté de croire à tout prix est vraiment fascinante.

L’Express. – Pourquoi la dimension millénariste est-elle clef pour comprendre le nazisme et le fascisme ?
Johann Chapoutot. – Alors que nous sommes en plein XXe siècle, dans des pays industrialisés comme l’Allemagne et l’Italie, il est frappant de voir que ces régimes ont cherché à créer un lien avec l’Antiquité. Le 9 mai 1936, Mussolini proclame l’Empire romain après avoir péniblement battu l’Éthiopie. C’est délirant, mais cela mérite analyse. Dans le cas fasciste, on a voulu recréer la grandeur passée de Rome pour donner du sens à l’avenir. Cette référence à l’Empire romain a ainsi été permanente depuis les années 1920. Le Duce fait défiler des squadristes au pas de l’oie devant la statue de Trajan.
Du côté des nazis, ces références à l’Antiquité sont moins théâtrales, mais plus profondes et lourdes de conséquences. Il s’agit, à travers une révolution culturelle, de revenir à l’homme archaïque. En Allemagne, pays du Grand Schisme, de la guerre de Trente ans et de Nietzsche, Dieu était déjà mal en point. La force du nazisme est d’avoir proposé au peuple allemand de délaisser la transcendance pour trouver un sens à travers la biologie. Les Allemands sont présentés comme étant un corps solidaire qu’il faut débarrasser des parasites – le juif, le slave, le nègre... La seule manière de s’inscrire dans le temps et de ne pas mourir, ce n’est plus la résurrection chrétienne, mais la perpétuation de la race pour les siècles et les siècles. C’est du millénarisme sans Dieu. Le « Reich de mille ans », ce n’est pas un slogan, c’est un projet très concret de colonisation de l’Europe. Il s’agissait d’inscrire le sang germanique dans son biotope (le Lebensraum), un espace de vie pour la race germanique, mais un espace de mort pour les allogènes. C’est-à-dire les juifs qui devaient être exterminés, et les Slaves, qui devaient en partie être réduits en esclavage, et tués pour les autres.

L’Express. – La faillite des grands récits a cédé la place à des fictions contemporaines plus fragmentées. Tel le complotisme, « le sens à la main des imbéciles », selon vous...
Johann Chapoutot. – Au bout d’un moment, quand on voit les théories sur les vaccins, la 5G ou QAnon, on ne peut plus faire l’économie de la bêtise des complotistes. Louis-Ferdinand Céline définissait l’amour comme étant « l’absolu à portée des caniches ». Le complotisme, c’est le sens à la main des imbéciles, une herméneutique du pauvre. L’être humain a besoin de sens, avec de préférence un récit cohérent, unifié et global. Quand il n’a plus la théologie catholique ou le marxisme sous la main, il trouve ce qu’il peut. Comme Dieu n’est plus là, il reste ainsi le diable. C’est George Soros, Bill Gates ou les Rothschild qui servent à alimenter une causalité diabolique. Le complotisme est très apaisant. Il vous arrive quelque chose dans votre existence ? C’est la faute de Bill Gates, et tout s’explique.
Face à cela, il n’est pas inutile d’en revenir à l’Histoire. Au Moyen Âge, les lépreux étaient la cible des théories du complot. Aujourd’hui, ça nous paraît parfaitement ridicule. Peut-être y a-t-il, à travers la distance historique et le rappel du caractère loufoque des boucs émissaires passés, une manière de désarmer le complotisme ? Je suis un rationaliste convaincu, j’aime argumenter. Mais au bout d’un moment, quand on se heurte à un mur, sans doute que l’humour peut aider.

L’Express. – Cet été, on a vu des pancartes antisémites « Mais qui ? » dans les manifestations contre le passe sanitaire. Comment expliquer que les juifs restent, toujours et encore, les boucs émissaires les plus ciblés ?
Johann Chapoutot. – Ce sont des candidats merveilleux à la culpabilisation. Ne pouvant plus accuser Rome d’avoir fait crucifier le Christ quand Rome est devenu chrétienne, le christianisme s’est trouvé un coupable tout désigné avec le « peuple déicide », celui du traître Judas. Les rumeurs médiévales ont présenté les juifs en égorgeurs des enfants pour Pâques ou en empoisonneurs de puits. Ensuite, la Révolution a permis la sortie du ghetto au sens juridique comme géographique. Au XIXe siècle, les juifs deviennent visibles dans l’espace social. Tout comme les calvinistes et les luthériens, ils ont une culture du livre qui explique un taux d’alphabétisation plus élevé que chez les catholiques. Les juifs deviennent alors associés à la modernité, et à tous les traumatismes liés à elle.
Cela s’aggrave dans des pays comme l’Allemagne. Dès 1916, l’état-major compte par exemple le nombre de juifs au front en pensant qu’ils sont des planqués (alors qu’ils y sont légèrement surreprésentés). Ensuite, ils ont servi d’explication simple à la défaite inexplicable de l’Allemagne en 1918. Mais cet antisémitisme ne s’est jamais vraiment dissipé après 1945. On a dénoncé, à juste titre, un nouvel antisémitisme de culture musulmane. Mais l’antisémitisme plus traditionnel est lui aussi toujours présent. Dans le monde de culture chrétienne comme musulmane, les juifs sont des points de fixation pour l’imaginaire complotiste.

L’Express. – Parallèlement, on a vu des militants antivax porter l’étoile jaune...
Johann Chapoutot. – L’usage de l’étoile jaune est un vol mémoriel. On peut critiquer le gouvernement, et on le fait suffisamment depuis le début. Mais la stratégie du passe sanitaire vise à protéger les gens d’une pathologie potentiellement mortelle. L’étoile jaune servait elle pour désigner des gens appelés à être exterminés. Cette comparaison est ainsi une infamie intellectuelle et morale.
Certains antivax ont même détourné mes travaux. En 2014, j’avais publié un article intitulé « Éradiquer le typhus : imaginaire médicale et discours sanitaire nazi dans le gouvernement général de Pologne (1939-1944) », dans lequel je montrais que les nazis en Europe de l’Est mimaient des procédures médicales et hygiénique en exterminant les Juifs, à la fois pour que le meurtre soit plus aisé aux yeux des bourreaux, et pour que les victimes soient en confiance. Des antivax ont brandi cela, sans le lire bien sûr, simplement pour leur permettre d’affirmer que Macron serait Hitler. C’est complètement délirant...

L’Express. – Le déclinisme, porté par Éric Zemmour, a le vent en poupe. Pourtant, vous rappelez que ce récit sur la décadence française est un « vieux refrain »...
Johann Chapoutot. – La France a toujours oscillé dans son identité entre messianisme et déclinisme. D’un côté, il y a l’idée que nous sommes la patrie des Lumières, de la Révolution et des droits de l’homme. Ernest Lavisse, sur la couverture de ses manuels scolaires, avait inscrit : « Tu dois aimer la France, car la nature l’a faite belle, et parce que l’Histoire l’a faite grande. » Forcément, on n’est jamais à la hauteur de cette haute idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Le déclinisme n’est ainsi que le revers de la médaille, la contrepartie de ce messianisme. Cela donne les Buisson, Finkielkraut ou Zemmour.
Il est pourtant amusant de mettre en perspective cette obsession du déclin. Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert s’en moquait déjà : « Époque (la nôtre) : Tonner contre elle - Se plaindre de ce qu’elle n’est pas poétique – L’appeler époque de transition, de décadence ». Mais c’est surtout chez les Romains que l’on retrouve, de manière obsessionnelle, cette psychose de la décadence. Ils n’ont cessé de répéter « c’était mieux avant » ou « tout fout le camp », alors même qu’ils étaient au sommet de l’Histoire ! De Salluste jusqu’à Tacite, tous leurs grands historiens n’ont cessé de faire savoir que les Romains avaient perdu leurs vertus par rapport aux temps anciens, quand Romulus couchait par terre, et non pas dans des palais de marbre. Tacite va jusqu’à dresser le portrait stéréotypé du Germain, qui correspond à l’idée virile qu’il se fait des Romains des origines. Il tend à ses contemporains un miroir, une image de la vertu barbare pour stigmatiser leur propre décadence.

L’Express. – De la même façon, Zemmour a dit « respecter les djihadistes », car « prêts à mourir pour ce qu’ils croient »...
Johann Chapoutot. – C’est très clair chez lui. On a aussi vu des identitaires saluer leurs « frères djihadistes », tout en organisant des stages de « revirilisation ». Je lis Zemmour depuis des années, parce que c’est très intéressant de voir ce que ces gens pensent. Chez lui, il y a trois ennemis : la femme qui vous dévirilise, l’Arabe qui vous orientalise et l’homosexuel qui trouble tout. Ce sont trois figures omniprésentes dans son imaginaire.

L’Express. – Qu’est-ce que le « bullshitisme », dont vous faites de Trump l’archétype ?
Johann Chapoutot. – Dès 1984, l’universitaire américain Harry Frankfurt a fait une analyse géniale et a consacré ce terme de bullshit, difficilement traduisible : « n’importe quoi », « baratin », « foutaises »... Frankfurt explique que le menteur sait qu’il ment. « Un menteur tient compte de la vérité et, dans une certaine mesure, la respecte. » Le bullshiteur, lui, profère n’importe quoi, et ne considère même pas assez la vérité au point de vouloir la nier. Il n’existe que son intérêt, sa personne, sa jouissance. De ce point de vue, Trump est l’exemple paradigmatique. C’est le gosse de riche narcissique, egomaniaque, qui se moque de tout ce qui n’est pas conforme à son intérêt du moment. C’était fascinant d’observer cet homme qui, d’une minute à l’autre, pouvait dire tout et son contraire en obéissant à son régime pulsionnel. On a vu le « bullshitisme » à l’œuvre chez d’autres dirigeants, comme au Brésil, en Turquie ou en Hongrie.
Mais à son époque, Frankfurt ciblait la French Theory de Lacan, Barthes ou Foucault, très populaire sur les campus américains. Pour lui, ce courant centré sur la déconstruction nie toute possibilité d’accéder à une réalité objective. Le résultat, selon Frankfurt, c’est que l’idéal de vérité est frappé d’obsolescence au profit d’un autre idéal, celui de sincérité qui devient dès lors le seul fondement de légitimité du discours.

L’Express. – Autre récit en vogue : ce que vous nommez « illimitisme »...
Johann Chapoutot. – On disait Only sky is the limit, « seul le ciel est la limite ». Mais maintenant, on va même au-delà, même si Jeff Bezos n’a pas dépassé la stratosphère. Avec tous leurs milliards, ils passent quelques minutes en apesanteur, avant de revenir avec un chapeau de cow-boy. C’est assez pathétique. Le discours techno-scientifique d’un Elon Musk ou d’un Bezos nous signifie que certes nous ne pouvons plus nier les problèmes environnementaux ou le réchauffement climatique, mais qu’il nous suffirait d’aller sur Mars, qui est en l’occurrence une planète vraiment inhabitable.
Le récit illimitiste passe par la conquête spatiale fantasmagorique, le transhumanisme, l’homme augmenté... Mais au niveau individuel, cela passe aussi par la valorisation de l’intensité (make the most of it) ou le culte du marathon et de l’ultra-trail, qui a supplanté celui du culturisme.

L’Express. – Les structuralistes voulaient déconstruire les récits, le nouveau roman repousser les conventions de la fiction traditionnelle. Pourtant, au niveau collectif comme individuel, les récits sont toujours omniprésents...
Johann Chapoutot. – J’aime beaucoup cette phrase de Pessoa : « la littérature est la preuve que la vie ne suffit pas ». Non seulement nous avons besoin de sens et tout interpréter, mais nous nous nourrissons de récits. Ma petite fille m’a réveillé la nuit dernière pour que je lui raconte une histoire. Depuis le XIXe siècle, il y a eu un reflux des humanités, considérées comme trop bourgeoises. Il faut former des techniciens et des ingénieurs. Dans les universités, les départements de lettres et d’histoire, pour se justifier, ont voulu imiter les sciences dures. Cela a donné le structuralisme ou la grammaire générative, qui mettait des poèmes en équation. Heureusement, nous sommes revenus de tout cela. Il y a plus de 500 romans qui viennent d’être publiés pour cette rentrée littéraire, preuve que la demande est là.

L’Express. – Vous prêchez pour votre paroisse...
Johann Chapoutot. – Je n’aime pas la minorisation d’une culture par rapport à l’autre. Autrefois, on ne jurait que par les lettres. Si vous n’étiez pas latiniste ou helléniste, vous étiez un raté. Depuis, nous avons assisté à l’excès inverse. Mais quand on pense à la Renaissance italienne, on songe à Vinci, Boccace et Dante, pas à l’inventeur de la comptabilité en partie double (un certain Luca Pacioli). Quand j’ai un problème dans ma vie, je ne vais pas chercher la solution dans un manuel de management, mais je lis Pascal ou Proust. Les humanités servent plus intellectuellement et existentiellement que ce qu’on vous apprend dans une école de commerce.

Thomas Mahler, « Johann Chapoutot : "Avec le déclinisme, Éric Zemmour ne fait que reprendre un vieux refrain" », L’Express, 26 septembre 2021.
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[1Johann Chapoutot, Le Grand Récit : introduction à l’histoire de notre temps, Paris, Presses universitaires de France, 2021.