Doc. – Les élections de 1848 à Tocqueville
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Consigne : en analysant le document sans oublier de le remettre dans son contexte, vous montrerez quelles sont les conceptions politiques du comte de Tocqueville et celles qui prête à ses électeurs.
L’analyse du document constitue le cœur de votre travail, mais nécessite pour être menée la mobilisation de vos connaissances.
• Méthode : l’analyse de document(s)
Le département de la Manche est peuplé presque uniquement d’agriculteurs, comme chacun sait. On y trouve peu de grandes villes et peu de manufactures, point de lieux où les ouvriers soient réunis en grand nombre, excepté Cherbourg. La révolution y fut d’abord comme inaperçue. Les classes supérieures plièrent aussitôt sous ce coup, et les classes inférieures le sentirent à peine. Il est ordinaire que les populations agricoles reçoivent plus lentement et gardent plus obstinément que toutes les autres les impressions politiques ; elles sont les dernières à se lever et les dernières à se rasseoir. Le garde de mes propriétés [1], demi-paysan, me rendant compte de ce qui se passait dans le pays, aussitôt après le 24 février, m’écrivait : « Les gens disent que si Louis-Philippe a été renvoyé, c’est bien fait et qu’il l’avait bien mérité... » C’était là, pour eux, toute la morale de la pièce. Mais quand ils entendirent parler du désordre qui régnait dans Paris, des impôts nouveaux qu’on allait établir, de la guerre générale qui était à craindre ; lorsqu’ils virent le commerce qui s’arrêtait et l’argent qui semblait s’enfoncer sous terre et que, surtout, ils apprirent qu’on attaquait le principe de la propriété, ils s’aperçurent bien qu’il s’agissait d’autre chose que de Louis-Philippe.
La peur, qui s’était d’abord arrêtée dans le haut de la société, descendit alors jusque dans le fond de la classe populaire, et une terreur universelle s’empara de tout le pays. C’est en cet état que je le trouvai, lorsque j’y arrivai vers le milieu de mars [2]. [...]Le pays commençait à se couvrir de candidats ambulants, qui colportaient de tréteaux en tréteaux leurs protestations républicaines ; [...]. Je me bornai donc à publier une circulaire et à la faire afficher dans tout le département.
La plupart des prétendants avaient repris les vieux usages de 92. On écrivait aux gens en les appelant « Citoyens » et on les saluait « avec fraternité ». Je ne voulus jamais me couvrir de ces friperies révolutionnaires. Je commençai ma circulaire en nommant les électeurs « Messieurs » et je la finis en me déclarant fièrement « leur très humble serviteur ». « Je ne viens pas solliciter vos suffrages, leur disais-je, je viens seulement me mettre aux ordres de mon pays ; j’ai demandé à être votre représentant dans des temps paisibles et faciles ; mon honneur me défend de refuser de l’être dans des temps qui sont déjà pleins d’agitation et qui peuvent devenir pleins de périls. Voilà ce que j’avais d’abord à vous dire. » J’ajoutais que j’avais été fidèle jusqu’au bout au serment que j’avais prêté à la monarchie, mais que la république, venue sans mon concours, aurait mon appui énergique, que je ne voulais pas seulement la laisser subsister, mais la soutenir. Puis je reprenais : « Mais de quelle république s’agit-il ? Il y a des gens qui entendent par république une dictature exercée au nom de la liberté ; qui pensent que la république ne doit pas seulement changer les institutions politiques, mais remanier la société elle-même ; il y en a qui croient que la république doit être conquérante et propagandiste. Je ne suis pas républicain de cette manière. Si c’était là votre façon de l’être, je ne pourrais vous être utile à rien, car je ne serais pas de votre avis ; mais, si vous comprenez la république comme je la comprends moi-même, vous pouvez compter que je me dévouerai de toute mon âme à faire triompher une cause qui est la mienne aussi bien que la vôtre. » [...]Je fus passer à mon pauvre et cher Tocqueville les derniers jours qui précédèrent la lutte électorale ; j’y revenais pour la première fois depuis la révolution ; […]. La population m’avait toujours été bienveillante, mais je la retrouvai cette fois affectueuse, et jamais je ne fus entouré de plus de respect que depuis que l’égalité brutale était affichée sur tous les murs. Nous devions aller voter ensemble au bourg de Saint-Pierre [3], éloigné d’une lieue de notre village. Le matin de l’élection, tous les électeurs (c’est-à-dire toute la population mâle au-dessus de vingt ans) se réunirent devant l’église. Tous ces hommes se mirent à la file deux par deux, suivant l’ordre alphabétique ; je voulus marcher au rang que m’assignait mon nom, car je savais que dans les pays et dans les temps démocratiques, il faut se faire mettre à la tête du peuple et ne pas s’y mettre soi-même. Au bout de la longue file venaient sur des chevaux de bât ou dans des charrettes, des infirmes ou des malades qui avaient voulu nous suivre ; nous ne laissions derrière nous que les enfants et les femmes ; nous étions en tout cent soixante-dix. Arrivés au haut de la colline qui domine Tocqueville, on s’arrêta un moment ; je sus qu’on désirait que je parlasse. Je grimpai donc sur le revers d’un fossé, on fit cercle autour de moi et je dis quelques mots que la circonstance m’inspira. Je rappelai à ces braves gens la gravité et l’importance de l’acte qu’ils allaient faire ; je leur recommandai de ne point se laisser accoster ni détourner par ceux, qui, à notre arrivée au bourg, pourraient chercher à les tromper ; mais de marcher sans se désunir et de rester ensemble, chacun à son rang, jusqu’à ce qu’on eût voté. « Que personne, dis-je, n’entre dans une maison pour prendre de la nourriture ou pour se sécher (il pleuvait ce jour-là) avant d’avoir accompli son devoir. » Ils crièrent qu’ainsi ils feraient, et ainsi ils firent. Tous les votes furent donnés en même temps, et j’ai lieu de penser qu’ils le furent presque tous au même candidat.
Aussitôt après avoir voté moi-même, je leur dis adieu, et, montant en voiture, je partis pour Paris.Ce ne fut qu’à Paris, que j’appris que j’avais eu cent dix mille sept cent quatre suffrages sur cent vingt mille votants à peu près ; la plupart des collègues qu’on m’avait donnés, appartenaient à l’ancienne opposition dynastique ; deux seulement avaient professé des opinions républicaines avant la révolution, et étaient ce qu’on appelait dans le jargon du jour des républicains de la veille. On sait qu’il en fût de même dans la plus grande partie de la France.
Alexis Clérel comte de Tocqueville, Souvenirs, Paris, Calmann Lévy, 1893, deuxième partie, chapitre IV, p. 127-144. → https://fr.wikisource.org/wiki/Souvenirs_(Tocqueville)/02/04
[1] Alexis Clérel de Tocqueville est issu d’une famille de la noblesse normande, monarchiste légitimiste, qui porte le nom d’un village à l’est de Cherbourg, Tocqueville, où elle possède un château et des terres.
[2] Élu député de la Manche en 1839, 1842 et 1846 au suffrage censitaire, Alexis est de nouveau candidat aux législatives d’avril 1848, qui sont cette fois organisées au suffrage universel masculin.
[3] L’actuelle commune de Saint-Pierre-Église ; les élections législatives de 1848 se sont déroulées dans les chefs-lieux de canton.