De l’importance à donner aux guerres
par
De fait, ladite violence ainsi déchaînée, prétendue sous-estimée par ceux qui se disent réalistes, ne la surévaluons-nous pas, au contraire ? Considérons les chiffres : les morts par attentats, les victimes de ces guerres asymétriques, ne peuvent se comparer, en nombre, aux dizaines de millions de tués par le dernier conflit mondial, le nôtre justement, et par les crimes odieux de nos États récents ni, aujourd’hui et chez nous, aux victimes du tabac, des accidents de la route ou, au moins aux États-Unis, aux homicides causés par le port d’armes, dont la somme monte à des centaines de milliers. Décisive sur ce point, la classification officielle des causes de mortalité dans le monde frappe de son évidence : violence, terrorisme, guerres civiles... occupent le dernier rang du classement, dont je viens de citer quelques-unes qui le précèdent. Les fabricants de cigarettes nous exposent à mourir des millions de fois plus que les terroristes. Que dire des vendeurs d’armes ? Certes, on ne peut comparer les morts qui nous sont imposées à celles que nous nous imposons à nous-mêmes ; mais nous ne pouvons échapper à ce constat concret : objectivement, nous vivons plus en paix que le disent médias et politiques [...].
Dès la constitution de l’Europe, nous assistâmes, au bout de la guerre froide, déjà virtuelle en vérité, à la fin des guerres symétriques, opposants deux puissances équivalentes. De 1945 à 2015, comptons soixante-dix ans de paix, laps de temps exceptionnel, inconnu en Europe depuis, au moins, la guerre de Troie. Si, d’autre part, nous nous référons, de nouveau, à la classification officielle des causes de mortalité dans le monde, établie par l’OMS et les diverses institutions internationales, nous constatons que les guerres civiles, violences, attentats et terrorismes occupent désormais le bas du tableau, avec des nombres de victimes quasi négligeables, alors que les médias les énumèrent à chaque heure jusqu’à la nausée. En comparaison, les maladies infectieuses ou cardiovasculaires, les industries du tabac, les accidents d’automobile, la spéculation sur les denrées alimentaires, ainsi que la pollution, font des milliers de fois plus de morts que les guerres civiles contemporaines et le terrorisme. Je supplie mes lecteurs de consulter ce tableau, déjà cité plus haut, de l’afficher devant leurs yeux, de le consulter en permanence, pour ne pas se laisser abuses par les annonces quotidiennes des médias, qui ne parlent que violences, assassinats et cadavres pour entretenir la terreur. Homicides et violences ne cessent de baisser dans le monde. En particulier, voici des chiffres officiels donnés par et pour les États-Unis, concernant l’année 2011 : dix-sept citoyens de ce pays moururent d’attentats terroristes, aussi bien sur leur territoire qu’en Afghanistan ou en Irak ; en comparaison, le tabac fit, la même année, dans le même pays, quatre cent mille victimes (10 % des morts dans le monde, alors que les guerres y sont pour 0,31 %), les accidents d’automobile deux cent mille, l’alcool quatre-vingt mille ; il y eut, enfin, cinquante mille homicides par balle, grâce à la liberté du port d’armes. Alors que ces citoyens ont une chance sur sept cent mille d’être tués par la chute d’un astéroïde, ils ont une chance sur dix millions de mourir du terrorisme. Cependant, l’État américain dépense des centaines de milliards de dollars pour se protéger contre ce monstre. Absurde, cet état de choses se répète de manière à peu près équivalente dans les autres pays occidentaux. Nous avons appris enfin dans les livres d’histoire que les crises économiques sont souvent les causes des conflits. Or, l’Europe en a déjà traversé quelques-unes sans qu’aucune guerre ait été déclarée. Enfin, la courbe des violences ne cesse de baisser dans le monde : en France, le nombre de meurtres a été, depuis le Moyen Âge, divisé par deux ; en Europe occidentale, ce même nombre d’homicides a été, en sept siècles, divisé par cent. Nous vivons en paix plus que, drogués, nous le croyons.
Michel Serres, Darwin, Bonaparte et le samaritain, Paris, éditions Le Pommier, 2016, p. 119-120 et 121-123.