Entrer en guerre, l’exemple français de 1991

réactions politiques en France à la guerre du Golfe
dimanche 4 octobre 2020
par  Julien Daget

Le 16 janvier 1991, lendemain de l’expiration de l’ultimatum des Nations unies (résolution 678 votée le 29 novembre 1990 par le Conseil de sécurité) et veille du début des bombardements aériens sur les Irakiens, l’Assemblée nationale doit se prononcer sur l’engagement des militaires français dans la guerre.


Lettre du président de la République à l’Assemblée nationale

Mesdames, messieurs,

La France a adopté depuis le 2 août 1990 l’ensemble des résolutions du Conseil de sécurité condamnant l’invasion et l’annexion du Koweït par l’Irak. Elle s’est associée aux démarches entreprises pour que ce dernier se retirât du territoire qu’il occupe en violation de la Charte des Nations unies. Elle a pris part à l’embargo et envoyé près de 12 000 hommes en Arabie saoudite et dans la région. Mais, au terme du délai fixé, il nous faut constater ce matin, 16 janvier, qu’aucune réponse conforme à l’attente des peuples attachés à la défense de la paix, dans le respect du droit, n’a été donnée par les dirigeants irakiens.

L’heure est donc venue pour nous, comme pour tout pays responsable et garant des règles sur lesquelles reposent l’équilibre et la sécurité de la communauté internationale, d’appliquer les principes dont nous nous réclamons. Je le dis avec regret, mais détermination : le recours à la force armée pour contraindre l’Irak à évacuer le Koweït est désormais légitime. C’est pourquoi j’ordonnerai l’emploi des moyens militaires que commande la participation de notre pays à la mise en œuvre des résolutions des Nations unies. Après avoir entendu le Gouvernement, vous aurez à vous prononcer sur ce point, selon la procédure de l’article 49, alinéa 1, de la Constitution.

Au cours de ces derniers mois, je me suis adressé plusieurs fois aux Français pour les tenir au courant de l’évolution de la situation au Moyen-Orient et des décisions arrêtées en conséquence, au fur et à mesure de leur nécessité. M. le Premier ministre, de son côté, par des rencontres organisées avec les représentants des deux assemblées, vous en a régulièrement informés.
J’affirme hautement que la France n’a rien négligé, et ceci jusqu’au bout, pour parvenir au règlement pacifique de la crise. Elle a multiplié les initiatives en ce sens. Elle ne poursuit pas d’autres objectifs que ceux définis, avec précision, par le Conseil de sécurité, et d’abord la libération du Koweït. Ce faisant, elle assume le rang, le rôle et les devoirs qui sont les siens et se déclare solidaire du camp du droit contre la politique de l’agression et du fait accompli. Au moment où pour la première fois dans l’histoire des nations s’offre la possibilité de construire un ordre mondial fondé sur la loi commune du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, il paraîtrait inconcevable qu’elle s’abstint d’apporter son aide et son concours.

Le peuple français, qui en connaît le prix, hait la guerre. Mais il n’y a en lui aucune faiblesse pour ceux que Jean Jaurès appelait les « fauteurs de conflits ». La France n’est pas l’ennemie de l’Irak. Malheureusement, pas un signe, pas un mot de Bagdad n’ont permis d’espérer que l’on s’y soumettrait aux exigences du droit.
Certes, la communauté internationale n’a pas toujours su ou voulu respecter ses propres principes, en particulier dans cette région du monde. Je suis de ceux qui le déplorent tout en refusant d’y trouver un alibi à l’inaction. Quoi qu’il en soit, la France continuera de lutter pour que les mêmes principes prévalent partout et non au gré des circonstances.
Mesdames, messieurs, je ne doute pas que le Parlement de la République saura exprimer l’unité profonde de la nation dans cette épreuve.

À nos soldats, ainsi qu’à leurs familles qui vont en supporter l’essentiel de la charge, j’adresse, au nom de la France, le témoignage de notre confiance et de notre affection.
Vive la République ! Vive la France !

Fait à Paris, au palais de l’Élysée, le 16 janvier 1991.

François Mitterrand (lu par Laurent Fabius), Message du président de la République française à l’Assemblée nationale, 16 janvier 1991.
→ http://videos.assemblee-nationale.fr/video.675063_554881a0f1331.message-du-president-de-la-republique-au-parlement-francois-mitterrand-le-16-janvier-1991-16-janvier-1991


Débat à l’Assemblée nationale

Laurent Fabius (président de l’Assemblée nationale, PS) – L’ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement sur la politique au Moyen-Orient et le débat sur cette déclaration. La parole est à Monsieur le Premier ministre.

Michel Rocard (Premier ministre, PS) – Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, aussi loin qu’on regarde en arrière, l’histoire de l’humanité est habitée par la violence. Aussi loin qu’on regarde en arrière, on trouve également des femmes et des hommes qui travaillent à substituer le droit et la fraternité humaine à la violence.
[…] Le combat de la France est donc un combat pour le droit, seul garant durable de la paix. Pour le faire triompher, plusieurs conditions doivent être cumulativement réunies. D’abord la certitude de légitimité. Elle ne fait ici aucun doute. L’Irak a purement et simplement envahi, et prétendit annexer, un État souverain. Le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies a immédiatement pris les résolutions que l’on sait. Le droit est d’un côté, l’agression de l’autre.
La deuxième condition réside dans la solidarité au sein de la communauté internationale. Celle de la France est totale. Elle a constamment inscrit son action dans le cadre de la Charte et si nous avons pu multiplier les initiatives qui laissent ses chances à la paix, nous n’avons jamais favorisé les ambiguïtés qui engendrent le trouble.
La détermination est la troisième condition. Elle suppose d’abord de ne jamais se laisser écarter de l’objectif recherché. L’évacuation du Koweït est le seul poursuivi et se suffit à lui-même : il ne s’agit ni d’écraser l’Irak ni non plus d’établir un lien direct avec d’autres problèmes.
La France n’a par attendu l’invasion du Koweït pour recommander, dès 1983, une conférence internationale pour la paix au Proche-Orient. Elle a défendu et continue de défendre, parfois seule, l’intégrité et la souveraineté du Liban. Il est vrai qu’en raison de l’opposition Est-Ouest, de la guerre froide et de ses suites, la communauté internationale n’a pas réagi de façon aussi rigoureuse à d’autres situations qu’elle le fait aujourd’hui à l’annexion du Koweït.
[…] Je rappelle, comme l’a déjà indiqué le Président de la République, que, parmi ces soldats, ne figurera aucun appelé du contingent, même s’il se portait volontaire.
Louis Pierna (PCF) – On disait aussi cela au début de la guerre d’Algérie !
Michel Rocard – […] Tels sont, mesdames et messieurs les députés, ramenés à l’essentiel, les principes sur lesquels il vous est demandé de vous exprimer et de voter. Ils tiennent en des termes assez simples. Les résolutions du Conseil de sécurité sur l’évacuation du Koweït devant être appliquées, la France est-elle fondée à y contribuer par tous les moyens envisagés par les Nations unies, y compris des moyens militaires en cas d’impossibilité avérée de toute autre solution ? C’est sur cela, et sur cela seulement, qu’il vous est demandé de vous prononcer.
Constitutionnellement, il convient de le faire par référence à l’article 49, alinéa Ier, de la Constitution à l’Assemblée nationale, et à l’article 49, alinéa 4, de la Constitution au Sénat.
Naturellement ceux qui voteront « pour » ne seront en aucun cas présumés soutenir la politique générale du Gouvernement. Ils auront simplement signifié leur approbation du texte et de l’esprit des résolutions de l’ONU, et des conséquences qui en résultent directement pour la France, dans le cadre de ses engagements internationaux. [Applaudissements sur les bancs du PS, sur de nombreux bancs de l’UDC et sur quelques bancs de l’UDF]

Laurent Fabius (président de l’Assemblée nationale) – Le Premier ministre ayant engagé la responsabilité du Gouvernement, en application de l’article 49, alinéa Ier de la Constitution, j’informe l’Assemblée que le vote sur la déclaration du Gouvernement aura lieu immédiatement après la fin du débat, sans suspension de la séance. [Protestations sur quelques bancs du RPR] J’ai réuni hier la conférence des présidents, qui a décidé qu’interviendraient dans le débat un orateur par groupe pour vingt minutes et un député non inscrit pour dix minutes. Vous comprendrez qu’il conviendra d’être strict dans le respect de ces temps de parole. La parole est à Monsieur Bernard Stasi, premier orateur inscrit.

Bernard Stasi (UDC) – Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, jamais – n’est-il pas vrai ? – nous n’avions ressenti aussi fortement, aussi lourdement, le poids qui pèse sur ceux qui, dans des circonstances dramatiques, ont la charge de participer à l’expression de la volonté nationale.
[…] Oui, pour nous, dans cette affaire, il s’agit d’abord, il s’agit essentiellement d’une certaine conception des droits et de la dignité des peuples, d’une certaine éthique de la vie internationale. L’effondrement en quelques semaines, à la fin de 1989, de la puissance géopolitique de l’Union soviétique et de l’influence idéologiques du communisme a fait place à un monde nouveau, à un monde qui est en train de naître sous nos yeux. Ce monde sera ce que les hommes veulent qu’il soit et c’est une chance exceptionnelle, une lourde responsabilité, pour les générations actuellement au pouvoir, que d’avoir à bâtir les fondements d’un monde nouveau.
Plusieurs députés communistes – Avec la guerre !
Bernard Stasi – La capacité d’action retrouvée de l’ONU, nous offre la possibilité d’établir et de faire respecter ce que vous avez appelé, monsieur le Premier ministre, un droit international, afin que notre planète devienne, chaque jour davantage, un monde civilisé.
[…] Oui, c’est essentiellement pour défendre et pour faire prévaloir une certaine morale internationale que la France doit, selon nous, en étroite solidarité avec ses alliés, faire preuve de fermeté face à l’Irak. C’est aussi parce que ses intérêts vitaux sont en jeu.
Pourquoi ne pas parler du pétrole ? Pourquoi, monsieur le Premier ministre, n’avez-vous pas parlé du pétrole ? Devrions-nous avoir honte de considérer que l’énergie est un enjeu important pour les nations ? Le pétrole, ce n’est pas simplement le train de vie scandaleux de quelques émirs et les profits substantiels de quelques grandes compagnies, profits que, d’ailleurs, les initiatives de Saddam Hussein ont considérablement gonflés et que l’action des États-Unis vise, au contraire, à limiter. Le pétrole, c’est aussi le niveau de vie et l’emploi dans de très nombreux pays et il serait dangereux de laisser un seul État posséder la moitié des réserves mondiales. [Applaudissements sur les bancs du groupe de l’Union du centre et sur quelques bancs du groupe socialiste.]
Georges Hage (PCF) – Mourons pour le pétrole !
Bernard Stasi – Entre les mains d’un dictateur sans scrupule, l’arme énergétique constitue une menace non seulement pour les pays de la région, mais aussi pour l’ensemble de l’économie mondiale. N’oublions jamais que, lorsque flambent les prix du pétrole, ce sont les pays pauvres qui souffrent davantage, s’enfonçant de plus en plus dans le désespoir. [Applaudissements sur les bancs de l’UDC et du PS et sur quelques bancs du RPR et de l’UDF]
[…] Certes, le déclenchement d’opérations militaires est de nature à susciter quelques troubles dans un certain nombre de pays arabes. Mais il est évident que l’abdication des Nations unies devant Saddam Hussein, faisant de lui le chef prestigieux du monde arabe...
Muguette Jacquaint (PCF) – Vous préférez Bush ?
Bernard Stasi – … provoquerait, à plus ou moins long terme, l’effondrement de tous les pays arabes modérés et déclencherait, dans l’ensemble du monde arabe, une dangereuse et suicidaire exaltation antisioniste et antioccidentale. [Applaudissements sur les bancs de l’UDF] Faire reculer Saddam Hussein, c’est aider le monde arabe à se libérer de certains de ses démons.
[…] Ce vote de confiance, que nous allons émettre, s’adresse aussi, bien entendu, à nos soldats, qui sont dans le Golfe, et à leur famille. Nous les assurons tous de nos pensées très affectueuses. C’est un acte de confiance aussi dans le peuple français, dans sa capacité à garder son sang-froid et sa cohésion dans ces moments difficiles. Et l’opposition qui, depuis le début de cette crise, n’a cessé de montrer son esprit de responsabilité continuera, bien entendu, à faire preuve de responsabilité. Enfin, c’est un acte de confiance dans la France, dans sa capacité d’assumer sa vocation, ses responsabilités dans ce moment difficile de son histoire et de l’histoire du monde. [Applaudissements sur les bancs de l’UDC, du PS et sur divers bancs de l’UDF et du RPR]

Laurent Fabius – Mes chers collègues, je vous demande, comme vous l’avez fait pour Monsieur Stasi, de respecter chaque opinion qui sera exprimée. Telle est la loi de notre démocratie. [Murmures sur plusieurs bancs du RPR et de l’UDF]
Gabriel Kaspereit (RPR) – Pourquoi le dites-vous maintenant ?
Laurent Fabius – Pour le groupe communiste, la parole est à Monsieur André Lajoinie.

André Lajoinie (PCF) – Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, depuis le début de la crise du Golfe, le Parti communiste français et ses groupes parlementaires n’ont cessé d’agir pour remplacer la logique de guerre par la logique de la paix. Nous partageons pleinement l’émotion qui monte dans le pays et le monde entier. À partir d’aujourd’hui, date de l’ultimatum imposé par les États-Unis à l’ONU et auquel notre pays a malheureusement souscrit, le monde peut en effet basculer dans l’horreur d’une guerre atroce avec des conséquences irréparables pour les peuples de la région comme pour l’humanité tout entière. Je le dis d’emblée, avec gravité, les députés communistes, en accord avec le sentiment majoritairement partagé par notre peuple, refusent que notre pays soit engagé dans cet engrenage meutrier. Chacun peut ici témoigner que, dès l’invasion du Koweït par l’Irak, nous avons condamné cette annexion, après avoir été malheureusement le seul groupe parlementaire à combattre les exactions du dictateur Saddam Hussein...
Roland Nungesser (RPR) – Et Staline ?
André Lajoinie – ... ainsi que l’aide militaire qui lui a été fournie pendant des années - y compris par la France - et dont on a pu voir les effets déstabilisateurs dans une région où de nombreux peuples tentent de faire prévaloir leurs droits légitimes à vivre dans la sécurité, la dignité, la satisfaction de leurs besoins de développement.
[…] De différents horizons, on voudrait légitimer l’intervention militaire contre l’Irak – et vous l’avez fait, monsieur le Premier ministre – au nom de sanctions découlant de la violation du droit international. Certes, celui-ci a été bafoué et l’on ne peut, comme nous le faisons, que condamner énergiquement l’Irak pour cela. Mais ce même droit international est mis en cause dans la région – et ailleurs – et nous condamnons ces violations partout où elles se produisent.
Un député du RPR – Et en Afghanistan ?
André Lajoinie – Mais nous ne voyons pas pour autant une telle détermination militaire des puissances occidentales. Que penser de leur passivité devant l’occupation par Israël de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, de son annexion de Jérusalem-Est, actes pourtant condamnés maintes fois par des résolutions de l’ONU et de son conseil de sécurité, condamnations qui sont restées lettre morte ? Y aurait-il deux poids et deux mesures entre l’État d’Israël qui, certes, a droit, comme tous les États de la région, à la sécurité - mais la guerre ne mettra-t-elle pas en cause cette sécurité ? - et le peuple palestinien qui attend depuis des années que l’on fasse respecter ses droits à une véritable patrie ?
[…] Si la France a fait ces propositions à l’ONU, c’est qu’elle a considéré qu’il y avait d’autres solutions que la guerre. Je ne ferai pas le procès au Gouvernement d’avoir d’autres arrière-pensées !
Or ce sont les États-Unis qui ont refusé cette voie-là. Faut-il alors, comme vous le proposez, monsieur le Premier ministre, continuer d’être engagés avec les États-Unis dans le processus de guerre, sans que la France puisse maîtriser la conduite de ses forces militaires puisque vous reconnaissez qu’elles vont être placées sous commandement américain ? Après l’affront américain et leur refus brutal des propositions de notre pays, alors que treize membres du Conseil de sécurité sur quinze les soutenaient, comment ne pas considérer que cela délie la France de ses engagements ? [Applaudissements sur les bancs du PCF]
Laurent Fabius – Veuillez conclure, monsieur Lajoinie !
André Lajoinie – C’est pourquoi les députés communistes, fidèles à l’engagement et au combat de Jean Jaurès pour la paix [Exclamations sur les bancs du PS] ... Oui, nous sommes fidèles à Jean Jaurès ! [« Non ! » sur plusieurs bancs du PS] Relisez les textes qu’il a écrits avant la guerre de 1914, avant d’être assassiné ! Vous en trouverez la confirmation ! C’est pourquoi, disais-je, les députés communistes voteront contre la déclaration gouvernementale autorisant l’engagement de la France dans l’engrenage de la guerre. Je fais observer par ailleurs que d’autres pays qui ont approuvé la résolution 678 n’ont pas pour autant envoyé des forces militaires dans le Golfe. Notre vote contre l’engagement de la France dans la guerre signifie donc le refus de voir mourir des centaines de milliers d’hommes, civils et militaires, pour les rois du pétrole. [Applaudissements sur les bancs du PCF]

Laurent Fabius – La parole est à Monsieur Jean-François Deniau.
Jean-François Deniau (UDF) – Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, en un jour aussi grave et dans un conflit aussi complexe, il importe pour nous avant tout que la voix de la France se fasse entendre de façon ferme, claire, cohérente.
En un jour aussi grave, dis-je, parce qu’il s’agit de la paix et de la guerre, et que personne ne peut aborder de tels sujets sur un ton léger. Le drame des pacifistes, c’est sans doute que leur discours est mieux entendu des pacifiques que des belliqueux. Aujourd’hui, nous nous trouvons pratiquement à la veille d’un conflit dont les conséquences sont proprement incalculables.
Louis Pierna (PCF) – Il ne faut pas faire la guerre !
Jean-François Daniau – Je ne connais d’ailleurs pas de guerre qui ait eu les conséquences souhaitées par ceux qui l’avaient engagée, même s’ils l’ont gagnée !
Robert Pandraud (RPR) – Très bien !
Jean-François Deniau – Aujourd’hui donc, nous sommes dans une situation particulièrement grave et complexe, qui est née bien sûr du conflit entre l’Irak et le Koweït, de l’annexion et des différents crimes de Saddam Hussein, qu’il ne faut absolument pas passer sous silence. Je sais bien que ce n’est pas le seul dictateur de la région...
Louis Pierna (PCF) – Qui l’a armé ?
Muguette Jacquaint (PCF) – La France !
[…] Je m’appuierai sur trois points : solidarité avec nos alliés, fidélité à nos principes, soutien à nos soldats. C’est clair ! [Applaudissements sur les bancs de l’UDF, du RPR et de l’UDC]
[…] La seule façon de les soutenir – et c’est pour cela que, à votre question précise sur l’application des résolutions des Nations unies, le groupe Union pour la démocratie française répondra oui – c’est que la voix de la France soit claire, ferme, cohérente, pour que chacun soit conscient que sa mission là-bas, en première ligne, comprise et soutenue ici, est de défendre le droit et la liberté partout de la même façon, sur les rives du Golfe persique comme sur celles de la Baltique...
André Borel (PS) – Très bien !
Jean-François Deniau – ... à Beyrouth comme à Koweït City et à Vilnius. C’est le sens de la réponse que nous allons vous apporter. [les députés de l’UDF, de l’UDC et du RPR se lèvent et applaudissent longuement]

Laurent Fabius – La parole est à Monsieur Pierre Mauroy.
Pierre Mauroy (PS) – Monsieur le président de l’Assemblée nationale, monsieur le Premier ministre, mes chers collègues, cinq mois ont passé depuis notre précédent débat sur le Golfe, cinq mois de crise, cinq mois d’intense recherche d’une solution pacifique, cinq mois qui marqueront l’histoire du monde.
Malgré tous nos efforts, les espoirs, tous les espoirs, ont été déçus. Le délai fixé par les Nations unies est maintenant expiré. Nous nous trouvons en quelque sorte, ce matin, à la vingt-cinquième heure, celle où rien d’irréversible n’est encore accompli, celle cependant où le possible devient peu à peu improbable.
[…] Le groupe socialiste apporte son approbation à la déclaration que vient de faire devant nous le Premier ministre.
Francis Delattre (RPR) – C’est la moindre des choses !
Pierre Mauroy – Elle inclut la possibilité pour la France d’engager ses troupes aux côtés des forces alliées, en application des résolutions des Nations unies, et en particulier de la résolution 678. Cet engagement militaire éventuel ne constitue pas l’acte de guerre d’un État contre un autre. La France ne déclare pas la guerre à l’Irak. […]

Laurent Fabius – La parole est à Monsieur Jacques Chirac.
Jacques Chirac (RPR) – Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mes chers collègues, comme beaucoup d’entre nous l’avaient souhaité, l’Assemblée nationale se prononce donc sur la grave crise que connait actuellement le Moyen-Orient et sur la position de la France.
[…] Le moment n’est pas venu de philosopher sur l’émergence d’un nouvel ordre mondial qui nous permettrait de concevoir l’avenir avec plus d’optimisme. Ce qui se passe dans les pays baltes, et en particulier en Lituanie où l’armée soviétique reprend les libertés si chèrement acquises par le peuple lituanien, nous montre que nous avons encore beaucoup à faire pour obtenir la création d’un ordre international qui impose à tous les États de respecter la liberté des hommes. Ne laissons pas croire aux peuples du monde que ce que nous demandons à l’Irak, nous sommes incapables de le demander à l’Union soviétique. [Applaudissements sur les bancs du RPR, de l’UDF et sur plusieurs bancs de l’UDC.]

Laurent Fabius – La parole est à Madame Marie-France Stirbois, dernier orateur inscrit.
Marie-France Stirbois (FN) – Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, c’est une difficile épreuve pour une femme isolée comme je le suis dans cette assemblée que de se prononcer sur un sujet aussi grave que celui abordé aujourd’hui. Cela fait plusieurs jours que j’y pense et j’ai parfois du mal à dormir tant ces choses me tiennent particulièrement à cœur. [Murmures sur les bancs du PS.] Vous pouvez peut-être en rire, mais cela me tient particulièrement à cœur.
Fille de résistant, dont la mère fut arrêtée par les Allemands, étant née dans les douloureuses épreuves de la Seconde Guerre mondiale, j’ai éprouvé dans ma chair le péril de la guerre et je connais le prix de la liberté. Aujourd’hui, par le jeu d’un mécanisme électoral faussé, il m’appartient en effet de faire entendre à moi seule la voix de millions de Français qui ont déjà accordé leur confiance au Front national, et aussi l’opinion de millions d’autres qui sont hostiles à l’engagement français dans cette guerre, sans toujours d’ailleurs épouser toutes nos thèses [Rires sur les bancs du PS], mais qui sentent pourtant instinctivement que, dès l’ouverture de la crise en août, Jean-Marie Le Pen avait su prendre une position de sagesse dans l’affaire du Golfe. Ce n’est pas que nous soyons, je tiens à le préciser, des pacifistes forcenés. [Rires et exclamations sur plusieurs bancs du PS] Nous acceptons la loi naturelle, et la philosophie du sacrifice pour la patrie fait partie de notre héritage. Je parle là en mon âme et conscience.
Je suis une mère. J’ai un fils et une fille. Peut-être un jour me demandera-t-on qu’ils participent à la défense de notre patrie. Une mère est toujours déchirée dans ces cas, mais elle peut se résoudre à comprendre. Elle peut montrer qu’elle est prête à participer à l’effort de sursaut national pour la défense du territoire. Mais ce sacrifice-là, on ne le conçoit que pour le service des intérêts vitaux de notre pays ou l’exécution des alliances dûment ratifiées, et nous ne nous trouvons pas dans ce cas de figure aujourd’hui.
Qu’en est-il de fait ? Dès le début de la crise, le Front national a condamné l’invasion militaire du Koweït par l’Irak. Mais dès le début aussi, il s’est interrogé sur l’ampleur de la réaction américaine à cette invasion. A-t-on jamais entrepris quelque chose de semblable en faveur du Liban, pays pourtant ami de la France depuis des siècles ? Que fait-on pour Chypre occupée par les Turcs ? Qui s’est préoccupé des Afghans ? S’est-on soucié de faire justice aux innombrables voies de faits d’Israël sur le Sud-Liban ? Applique-ton les décisions de l’ONU en faveur des Palestiniens ? Qui donc se penche encore sur les millions de Tibétains qui souffrent sous le joug chinois dans l’indifférence la plus absolue ? Et que dire aujourd’hui, à cette heure, de nos frères européens des pays Baltes écrasés par l’armée de Monsieur Gorbatchev, le prétendu allié de Monsieur Bush ? Tout cela prend décidément bien le visage d’une sinistre affaire.
Bien sûr, il fallait condamner l’Irak pour cette agression. Mais en vertu de quelle propagande présente-t-on aujourd’hui ce conflit comme celui du soi-disant « bien » contre un prétendu « mal » ?
L’Arabie saoudite et le Koweït, où des émirs richissimes ignorent la misère de leurs pauvres voisins, incarnent-ils des exemples tels de démocratie et de défense des droits de l’homme que nous eussions dû voler si vite à leur secours, alors que les femmes y sont réduites quasiment en esclavage et que la loi islamique y est absolue ?
C’est par un amalgame insidieux que l’on cherche aujourd’hui à utiliser le sang des jeunes soldats de l’élite de l’armée française pour la défense des grandes compagnies pétrolières, voire pour faire une guerre préventive pour le compte d’un pays tiers. Et, d’ailleurs, lors de la grande crise pétrolière de 1973, ce ne fut pas l’Irak qui procéda au chantage pétrolier mais bel et bien le Koweït et l’Arabie saoudite, cette même Arabie saoudite qui aujourd’hui finance la construction des mosquées en France, interdit à nos soldats de célébrer la messe de Noël et fait effacer les croix des ambulances ! Bel exemple de tolérance, en effet !
L’Irak devait être condamné. Mais, à ce que je sache, il n’a pas attenté aux intérêts supérieurs de la France et le Koweït n’était pas un allié de la France. Pourquoi donc s’être mis à la remorque des Américains ?
L’affrontement d’aujourd’hui concerne le monde arabe. La solidarité atlantique n’a donc pas à être invoquée. D’un seul coup, d’un seul, en se mettant à la traîne des États-Unis, les socialistes, cautionnés par des ténors de l’opposition, ont ruiné la politique arabe que la France avait menée des décennies durant [Rires et exclamations sur divers bancs] pour tenter de faire retrouver calme et équilibre au Proche-Orient. D’un seul coup, d’un seul, les socialistes se sont mués en bellicistes contre des Arabes qui n’avaient pas directement attaqué la France, alors qu’ici même – cruel paradoxe –, ils laissent envahir notre pays par une immigration incontrôlée ! [Exclamations sur les bancs du PS]
Oui, messieurs, une fois de plus, comme en 1939, comme en Indochine, comme à Suez, comme en Algérie, vous nous menez dans les faits à une guerre que vous condamnez dans vos principes. Éternelle dichotomie entre vos actes et vos idées ! Alors, soyons un peu cohérents ! Avant de jouer les gendarmes dans le Golfe, remettons donc de l’ordre dans nos banlieues !

Laurent Fabius – Mes chers collègues, le débat est clos. Le Premier ministre ayant engagé la responsabilité du Gouvernement en application de l’article 49, alinéa premier, de la Constitution, je vais mettre aux voix l’approbation de la déclaration du Gouvernement.

[15 h 30] Laurent Fabius – La séance est reprise. Voici le résultat du scrutin : Nombre de votants : 568. Nombre de suffrages exprimés : 566. Majorité absolue des suffrages exprimés : 284. Pour l’approbation : 523. Contre : 43. L’Assemblée a approuvé la déclaration du Gouvernement. La parole est à Monsieur le Premier ministre.

Michel Rocard – Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je voudrais remercier d’un mot l’Assemblée non seulement de ce vote et de ce qu’il signifie, mais des conditions de sérénité et d’écoute dans lesquelles il a été acquis, et aussi souligner à quel point l’exécutif, le Président de la République, se sentiront renforcés dans la gestion difficile des temps qui viennent au vu du mandat que l’Assemblée vient de confirmer. Merci, mesdames et messieurs les députés. [Applaudissements sur les bancs du PS et sur quelques bancs de l’UDC]
Laurent Fabius – J’ajouterai, si on me le permet, l’expression de notre soutien et de notre solidarité avec nos soldats.

Assemblée nationale, session extraordinaire du mercredi 16 janvier 1991.
→ http://archives.assemblee-nationale.fr/9/cri/1990-1991-extraordinaire1/001.pdf


Allocution télévisée du président de la République

Françaises, Français, mes chers compatriotes,

Lorsque je vous ai adressé mes vœux le 31 décembre, je ne vous ai pas caché la gravité de la situation créée par le refus obstiné de l’Irak d’évacuer le Koweït et de respecter le droit international qu’il avait approuvé comme nous en signant la charte de l’ONU. Je vous ai dit alors quels étaient les devoirs de la France, quelles propositions nous avions faites en son nom au Conseil de Sécurité et ailleurs, pourquoi nous avions appliqué les résolutions de l’ONU, notamment par l’envoi d’une force armée dans la région du Golfe. Je vous ai dit que rien ne serait négligé par la France pour tenter de sauver la paix.
Or depuis ce matin, la crise internationale est entrée dans une phase décisive. Depuis ce matin, le délai accorde par les Nations unies à la réflexion, et autant que possible au dialogue, entre ceux qui pouvaient infléchir le destin est maintenant dépassé. Sauf événement imprévu donc improbable, les armes vont parler. Comme je m’y étais engagé, tout ce qu’il était raisonnable d’entreprendre pour la paix l’a été. Hier encore, tout le long de la journée, nous sont arrivés de partout, de la plupart des pays d’Europe, du monde arabe, de l’immense majorité des pays neutres, de plusieurs pays d’Amérique, les encouragements, les soutiens pour notre ultime initiative auprès des Nations unes appelée par beaucoup le plan de paix français. Hélas, comme je l’ai déclaré il y a quelques heures dans mon message au Parlement, pas un mot, pas un signe n’est venu de l’Irak qui aurait permis d’espérer que la paix, au bout du compte l’emporterait. Puisqu’il en est ainsi, je vous demande mes chers compatriotes de faire bloc autour de nos soldats et pour les idéaux qui inspirent notre action. Il y faudra du courage, de la clairvoyance, de la persévérance.

Du courage, cela va de soi. La guerre exige beaucoup d’un peuple, nous le savons d’expérience. Même si n’est pas en jeu notre existence nationale, même si les 12 000 des nôtres qui prendront part, sur le terrain, aux opérations militaires ont choisi le métier des armes, c’est la nation tout entière qui doit se sentir engagée, solidaire de leurs efforts et de leurs sacrifices. C’est la France tout entière qui doit les entourer de sa confiance et de son affection.
De la clairvoyance. Les résolutions adoptées par les Nations unies, que nous avons votées, représentent à mes yeux la garantie suprême d’un ordre mondial fondé sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. De ce droit, nous avons le plus grand besoin. Nos libertés, notre indépendance, notre sécurité sont à ce prix. Il faut que vous en soyez sûrs : protéger le droit dans le Golfe, au Moyen Orient, aussi loin de nous qu’ils semblent sur une carte de géographie, c’est protéger notre pays. Ne laissons jamais à la loi du plus fort le soin de gouverner le monde. Un jour ou l’autre, elle s’installerait chez nous.
De la persévérance. Nous traverserons cette épreuve sans haine pour personne, sans jamais perdre espoir, sans oublier que viendra nécessairement le jour où les peuples aujourd’hui divisés devront se retrouver en gardant toujours à l’esprit que l’ordre des nations l’emportera sur la violence. À quelque moment que ce soit, nous répondrons à tout appel, nous saisirons toute occasion qui rendra ses chances à la paix dans le respect du droit. Comme elle aura été présente dans la guerre, la France écoutée, respectée de tous côtés, je vous l’assure, sera présente au rendez-vous quand le dialogue reprendra pour mettre, enfin, un terme aux déchirements du Moyen Orient. Nous savons bien que, le Koweït évacué, rien ne sera réglé au fond tant qu’une conférence internationale ne se sera pas attachée à résoudre, par la négociation, les graves problèmes de cette région, c’est-à-dire tout ce qui tourne autour du conflit israélo-arabe, sans oublier le drame libanais et les Palestiniens. Tout repose désormais sur les soldats des 29 nations alliées dont les forces sont en place dans le Golfe et pour ce qui nous concerne, sur notre cohésion nationale.

La patrie fera face aux heures difficiles qui s’annoncent en préservant son unité. Je compte sur vous tous.
Vive la République, vive la France.

François Mitterrand, 16 janvier 1991, 20 h.
→ https://fresques.ina.fr/mitterrand/fiche-media/Mitter00157/francois-mitterrand-face-a-la-guerre-du-golfe.html


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Réactions politiques en France à la guerre du (…)