Doc. – Juvénal et les Grecs
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Consigne : après avoir présenté le document, vous analyserez d’abord comment sont ici décris les Grecs, ensuite vous répondrez à la question suivante : ce document est-il pertinent pour étudier l’Empire romain « où s’opère un brassage des différents héritages culturels et religieux méditerranéens » ?
• Méthode : l’analyse de document(s)
Ceux que je fuis d’abord, la race la mieux en cour aujourd’hui dans nos milieux friqués, je vais vite vous l’avouer sans vergogne, vieux Romains : je ne peux pas supporter une Ville grecque. Et encore, quel pourcentage d’Achéens dans cette bouillasse ? Il y a belle lurette que l’Oronte s’est épandu de la Syrie jusqu’au Tibre, charriant avec lui langue, mœurs, gratteurs de harpe et joueurs de flûte, sans oublier les tambourins folkloriques et les filles envoyées tapiner le long du cirque. Allez-y donc, les amateurs de louvettes orientales à mitres peinturlurées ! Ô Romulus ! Voilà ton péquenaud qui enfile des trechedipnas et porte une batterie de niketerias à son cou keromatisé ! Mais ce paysan-là est de Sicyone-le-Haut, celui-ci a quitté Amydonas, celui-ci Andros, celui-là Samos, celui-ci vient de Tralles ou bien d’Alabanda se jeter sur l’Esquilin et le Viminal où poussait l’osier, et bientôt se greffer sur nos grandes familles et les dominer. Comprenant au quart de tour, toupet éperdu, un discours toujours prêt, plus baratineur qu’Isée, devine qui c’est ! C’est qui tu veux, c’est l’homme-orchestre : grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, masseur, voyant, acrobate, médecin, sorcier, il sait tout faire le petit Grécoulos crève-la-faim. Au ciel, tu le lui commandes, il y monte ! Finalement, ce n’était ni un Maure ni un Sarmate ni un Thrace celui qui se mit des ailes au dos, c’était un Athénien d’Athènes ! Et moi je ne fuirais pas ces gens-là et leur pourpre ? Il signera avant moi, il se calera à table sur un meilleur coussin, un Syrien poussé à Rome par le vent avec une cargaison de prunes et de figues ? Alors au total ça vaut zéro que notre enfance ait bu la pluie du ciel aventin et ait été nourrie à l’olive sabine ?
Cette race surentraînée à la flagornerie et tout genre fait compliment de sa conversation à un analphabète, de son visage à un ami contrefait, et même le long cou d’un rachitique elle arrive à en faire des épaules d’Hercule hissant Antée loin du sol à bout de bras. Une voix de fausset, plus discordante que celle d’un coq mordillant sa femelle, la fait s’extasier. Nous aussi nous pourrions débiter les mêmes flatteries, mais il n’y a qu’eux qui savent se faire prendre au sérieux. Quels meilleurs comédiens pour jouer la Thaïs ou faire la mariée ou la Doris sans voile et sans mantille ? À croire que c’est une vraie femme qui parle, pas un rôle qu’on récite. À jurer que tout est vide et plat sous sa ceinture, il ne manque que le zizi fendu ! Mais ce n’est pas que devant Antiochus ou Stratoclès ou Demetrius et Haemus-la-folle qu’il faut s’émerveiller : c’est la nation qui est comédienne.
Decimus Iunius Iuvenalis, Saturae, satura III, début du IIe siècle ;
Juvénal (trad. Olivier Sers), Satires, Paris, Les Belles Lettres, 2005, p. 35-39.