Pratchett et les centrales nucléaires

« Un chargé de communication pour des usines nucléaires écrit de la fantasy, comment fait-il la différence ? »
mardi 27 février 2018
par  Julien Daget

[...] J’aimerais dire que j’avais un objectif en tête quand j’ai commencé la série du Disque-monde. J’ai juste trouvé que ce serait marrant. On publiait des tas de mauvaise fantasy au début des années quatre-vingt. On en trouvait aussi pas mal de bonne, je dois ajouter, mais il y avait trop de seigneurs noirs, ou de seigneurs à la pigmentation différente, comme on dit maintenant. Je me suis dit qu’il était temps de s’amuser avec ça. D’où La Huitière Couleur et Le Huitième Sortilège. Je me suis alors rendu compte que ça se vendait bien. Une sacrée surprise. Du coup j’ai écrit La Huitième Fille. J’en ai écrit le tiers en un week-end.
Plus précisément, après l’explosion d’une des centrales nucléaires pour lesquelles j’étais attaché de presse. Enfin, elle n’a pas vraiment explosé. Pas beaucoup, j’entends. Disons qu’elle fuyait un peu, voyez. Presque rien. Ça se voyait à peine. Et personne n’est mort. Faites-moi confiance.
Je devais ma fébrilité à mes huit années comme attaché de presse de centrales nucléaires [1]. Je n’ai jamais eu affaire à un véritable accident, mais certains incidents que j’ai traités étaient un peu plus graves, de mon point de vue.

[...] Ah, pendant que j’y pense, je dois dire, quand on passe beaucoup de temps avec les techniciens, qu’on a tendance à éclater de rire chaque fois qu’on entend parler de « trois systèmes à sûreté intégrée totalement indépendants ». J’ai appris ce qu’était le « facteur Fred ».
Voici comment ça marche. On décide de s’équiper d’une centrale nucléaire et on fait appel à des architectes techniques de premier ordre pour sa conception. La conception des sous-systèmes est confiée à des ingénieurs compétents, celles des sous-sous-systèmes à d’autres ingénieurs tout aussi compétents, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on arrive à Fred. Fred n’est pas un mauvais gars, ni même un mauvais ouvrier. Juste une victime innocente des suppositions d’autrui.
On a remis à Fred une fiche de travail, des outils, et on l’informe qu’il a une heure pour faire le boulot. Fred doit installer trois systèmes à sûreté intégrée totalement indépendants, disons, alors il les installe, et ils sont bel et bien totalement indépendants, sauf un fil très important de chaque système qui doit passer à travers un mur pour aller dans la salle de commande. Et Fred est là qui se dit : « Pourquoi percer trois trous quand à l’évidence un seul suffirait ? » Alors il sort sa perceuse, perce un seul trou dans le mur, y fait passer tous les fils et les positionne juste en dessous d’un meuble de rayonnages à bords tranchants, dans une travée où un tout petit véhicule déplace sans arrêt des colis, fait beaucoup de manœuvres et, paf, un jour les trois systèmes tombent en panne d’un coup. Grosse surprise, même pour Fred.

On a eu un certain nombre d’urgences de type Fred quand je travaillais dans l’industrie. Par exemple, il devrait être impossible, absolument impossible, de se débarrasser de déchets nucléaires dans les toilettes. Mais personne n’en a informé Fred. Aussi, quand il a nettoyé le dessus d’un réacteur une fois son boulot terminé, il a vidé ce qui était pour lui un seau d’eau sale dans les toilettes ; et il s’est trouvé que le responsable technique de la radioprotection, qui vérifiait le puisard à l’extérieur peu de temps après, a entendu le compteur Geiger faire soudain ting ! Et là, déposé dans le puisard, il y avait un peu de fer comme un grain de poussière.
Malheureusement, juste avant ça, un gros camion-citerne avait déjà emporté une bonne partie des eaux de vidange de la centrale jusqu’à un grand réservoir de stockage dans une station d’épuration locale. C’était très bien. Ça n’allait nulle part, au moins. Mais comment retrouver des éclaboussures de soudure, pas plus grosses que des petits pois, et, franchement, peu radioactives, dans trois cent mille litre de merde ? Fouiller dedans à tâtons est impensable.
Une réunion a eu lieu entre les employés de la station d’épuration et ceux de la centrale nucléaire, et c’était intéressant de voir leurs conceptions respectives du danger et des risques. Ceux de la centrale disaient : « Hé, on connaît ça, la radioactivité, on sait la manipuler, elle est détectable, ce n’est pas un problème, on en a la l’habitude ; mais ça ? C’est des eaux usées ! » Et les employés de la station d’épuration disaient : « Les eaux usées, on connait, mais ça ? Ça, c’est de la radioactivité ! »
Ils ont conclu la réunion par un coup de maître : on a pompé tous les déchets dans des cuves pour les transporter dans une centrale électrique au charbon des Midlands où on les réduits en cendres. On a étalé les cendres sur un tapis qu’on a fait passer sous un compteur Geiger. Il a détecté trois petites éclaboussures de soudure vaguement radioactives, et c’était tout. J’étais impressionné. On avait déployé beaucoup d’efforts pour retrouver ces particules [...] et ça m’a paru une question d’honneur autant que de sécurité. Contrairement à la croyance populaire, les techniciens des centrales nucléaires tiennent à garder ce qui fait crépiter les compteurs dans l’enceinte de leur usine. [...]

Et puis un jour... Enfin, je ne me rappelle plus ce qui s’est passé cette fois-là ni dans quelle centrale, mais je crois que Fred avait fait des siennes. J’avais passé la journée à répondre au téléphone, et j’étais tellement sur les nerfs quand je suis rentré chez moi, tard le vendredi soir, que j’ai ouvert l’ordinateur et me suis mis au travail. Le dimanche matin, ma femme est entrée sans bruit, a sauvegardé le texte en cours et m’a fourré au lit. Et c’était le dernier tiers de La Huitième Fille.
J’ai décidé d’abandonner l’industrie au plus vite. Les médias passaient leur temps à nous harceler, j’en avais plein la tête. Et puis les premiers romans du Disque-monde se vendaient assez bien pour que j’envisage de passer professionnel. J’ai donné à ma boîte un préavis d’un mois. Le départ a été agréable, on m’a fait cadeau d’une superbe statuette en une espèce de joli métal gris terne à laquelle je tiens beaucoup et que je garde près de mon lit parce qu’elle m’évite d’allumer la lumière quand je bouquine.

Terry Pratchett, Directement du cœur, via l’entrejambe, discours prononcé à la Noreascon 2004, convention mondiale de SF, publié dans Lapsus Clavis, L’Atalante, 2017, p. 69-71.


[1Pratchett a travaillé de 1980 à 1987 pour la Central Electricity Generating Board (CEGB), la compagnie publique britannique de production et de transport d’électricité ; fondée en 1957, privatisée en 1990, elle s’appelle aujourd’hui EDF Energy.