L’Europe selon de Gaulle

le refus de l’intégration, en 1962
mercredi 30 octobre 2019
par  Julien Daget

Un journaliste. – Monsieur le président, je vous demandais ce que vous pensiez des objections faites à ce projet [le plan Fouchet], et si vous me permettez de préciser ma question, j’ai... ma question vise aussi bien les objections faites à l’extérieure, notamment par Monsieur Paul-Henri Spaak, que celles qui ont été faites en France, notamment au cours du récent débat à l’Assemblée nationale ?

Charles de Gaulle. – Mais il est parfaitement vrai que les propositions de la France ont soulevé deux objections ; d’ailleurs parfaitement contradictoires bien que présentées par les mêmes opposants. Et voici ces deux objections.

Ces opposants nous disent d’une part : « Vous voulez faire l’Europe des patries. Nous voulons, nous, faire l’Europe supranationale » ; comme s’il suffisait d’une formule pour confondre ensemble ces entités puissamment établies qui s’appellent les peuples et les États. Ils nous disent d’autre part : « L’Angleterre a posé sa candidature pour entrer au Marché commun ; tant qu’elle n’y est pas, nous ne pouvons rien faire de politique ». Et pourtant, tout le monde sait que l’Angleterre, en tant que grand État et que nation fidèle à elle-même, ne consentirait jamais à se dissoudre dans quelque utopique construction.

Je voudrais incidemment, puisqu’en ai l’occasion, vous faire observer, Messieurs les journalistes, – et vous allez être peut-être vous en étonner – que je n’ai jamais, quant à moi, dans aucune de mes déclarations, parlé de « l’Europe des patries », bien qu’on prétende toujours que je l’ai fait. Ce n’est pas, bien sûr, que je renie, moi, la mienne ; bien au contraire, je lui suis attaché plus que jamais et je ne crois pas que l’Europe puisse avoir aucune réalité vivante si elle ne comporte pas la France avec ses Français, l’Allemagne avec ses Allemands, l’Italie avec ses Italiens, etc. Dante, Goethe, Chateaubriand appartiennent à toute l’Europe dans la mesure même où ils étaient, respectivement et éminemment, Italien, Allemand et Français. Ils n’auraient pas beaucoup servi l’Europe s’ils avaient été des apatrides et qu’ils avaient pensé, écrit en quelque esperanto ou volapük intégrés...

Mais il est vrai que la patrie est un élément humain, sentimental, alors que c’est sur des éléments d’action,d’autorité, de responsabilité, qu’on peut construire l’Europe. Quels éléments ? Eh bien, les États ! Car il n’y a que les États qui soient à cet égard valables, légitimes et capables de réaliser. J’ai déjà dit et je répète, qu’à l’heure qu’il est, il ne peut pas y avoir d’autre Europe que celle des États, en dehors naturellement des mythes, des fictions, des parades. Ce qui se passe pour la Communauté économique le prouve tous les jours,car ce sont les États, et les États seulement, qui ont créé cette Communauté économique, qui l’ont pourvue de crédits, qui l’ont dotée de fonctionnaires. Et ce sont les États qui lui donnent une réalité et une efficacité, d’autant plus qu’on ne peut prendre aucune mesure économique importante sans commettre un acte politique.

On fait de la politique quand on manie en commun les tarifs, quand on convertit les charbonnages, quand on fait en sorte que les salaires et les charges sociales soient les même dans les six États, quand chaque État permet aux travailleurs des cinq autres de venir s’installer chez lui, quand on prend des décrets en conséquence, quand on demande au Parlement de voter des lois, des crédits, des sanctions nécessaires ? On fait de la politique quand on fait entrer l’agriculture dans le Marché commun et ce sont les six États, et eux seulement, qui y sont parvenus au mois de janvier dernier par leurs instances politiques. On fait de la politique quand on traite de l’association de la Grèce, ou des États africains, ou de la République malgache. On fait de la politique quand on négocie avec la Grande-Bretagne au sujet de la demande qu’elle a déposée de faire partie du Marché commun. On en fait encore quand on considère les candidatures qui sont avancées par d’autres États au sujet de leur participation ou de leur association. On en fait toujours quand on est amené à envisager les demandes que les États-Unis annoncent en ce qui concerne leurs rapports économiques avec la Communauté.

En vérité, on ne peut pas assurer le développement économique de l’Europe sans son union politique et, à ce sujet, je signale combien est arbitraire une certaine idée qui s’exprimait à Paris dans les débats récents et prétendait soustraire le domaine économique aux réunions des chefs d’État ou de gouvernement, alors que,pour chacun d’eux, dans leur pays respectif, c’est là le sujet quotidien et capital.

Je voudrais parler plus spécialement de l’objection de l’intégration. On nous l’oppose en nous disant : « Fondons ensemble les six États dans une entité supranationale ; ainsi ce sera très simple et très pratique. » Mais cette entité-là est impossible à découvrir faute d’un fédérateur qui ait aujourd’hui en Europe la force, l’adresse et le crédit suffisants. Alors on se rabat sur une espèce d’hybride dans lequel les six États acceptent de s’engager à se soumettre à ce qui sera décidé par une certaine majorité. En même temps, bien qu’il y ait déjà six parlements nationaux plus l’Assemblée parlementaire européenne, plus l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui est, il est vrai, antérieure à la conception des Six et qui, me dit-on, se meurt aux bords où elle fût laissée ; il faudrait de surcroît élire un parlement de plus, qualifié d’européen, et qui ferait la loi aux six États.

Ce sont des idées qui peuvent peut-être charmer quelques esprits, mais je ne vois pas du tout comment on pourrait les réaliser pratiquement, quand bien même on aurait six signatures au bas d’un papier. Y a-t-il une France, une Allemagne, une Italie, une Hollande, une Belgique, un Luxembourg, qui soient prêts à faire, sur une question importante pour eux au point de vue national et au point de vue international, ce qui leur paraîtrait mauvais parce que cela leur serait commandé par d’autres ? Est-ce que le peuple français, le peuple allemand, le peuple italien, le peuple hollandais, le peuple belge, le peuple luxembourgeois, songeraient à se soumettre à des lois que voteraient des députés étrangers, dès lors que ces lois iraient à l’encontre de leur volonté profonde ? Ce n’est pas vrai ! Il n’y a pas moyen, à l’heure qu’il est, de faire en sorte qu’une majorité étrangère puisse contraindre des nations récalcitrantes. Il est vrai que, dans cette Europe « intégrée » comme on dit, il n’y aurait peut-être pas de politique du tout. Cela simplifierait beaucoup les choses. En effet, dès lors qu’il n’y aurait pas de France, pas d’Europe, qu’il n’y aurait pas une politique faute qu’on puisse en imposer une à chacun des Six États, on s’abstiendrait d’en faire. Mais alors, peut-être, ce monde se mettrait-il à la suite de quelqu’un du dehors qui, lui, en aurait une. Il y aurait peut-être un fédérateur, mais il ne serait pas Européen. Et ce ne serait pas l’Europe intégrée, ce serait tout autre chose de beaucoup plus large et de beaucoup plus étendu avec, je le répète, un fédérateur. Peut-être est-ce cela qui, dans quelque mesure et quelquefois, inspire certains propos de tel ou tel partisan de l’intégration de l’Europe. Alors, il vaudrait mieux le dire.

Voyez-vous, quand on évoque les grandes affaires, et bien, on trouve agréable de rêver à la lampe merveilleuse, vous savez, celle qu’il suffisait à Aladin de frotter pour voler au-dessus du réel. Mais il n’y a pas de formule magique qui permette de construire quelque chose d’aussi difficile que l’Europe unie. Alors, mettons la réalité à la base de l’édifice. Quand nous aurons fait le travail, nous pourrons nous bercer aux contes des Mille-et-une nuits. [...]

Conférence de presse de Charles de Gaulle, le 15 mai 1962. → https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00078/conference-de-presse-du-15-mai-1962-questions-europeennes.html