700 000 disparus

nombre de corps encore dans le sol français
vendredi 12 juin 2020
par  Julien Daget

On oubliera. Les voiles de deuil, comme des feuilles mortes, tomberont. L’image du soldat disparu s’effacera lentement dans le cœur consolé de ceux qu’ils aimaient tant. Et tous les morts mourront pour la deuxième fois.

Non, votre martyre n’est pas fini, mes camarades, et le fer vous blessera encore quand la bêche du paysan fouillera votre tombe.

Roland Dorgelès, Les Croix de bois, Paris, Albin Michel, 1919, p. 342.

Selon une estimation de l’INRAP, les corps d’environ 700 000 combattants ont disparu pendant les combats de la Première Guerre mondiale sur le front occidental. Chaque année, 30 à 40 de ces corps, entiers ou en miettes, sont retrouvés en France lors de travaux et parfois identifiés ; voici trois exemples : Harry Boulton, Pierre Grenier et des Allemands inconnus.


Les potes de Grimsby

Tombe d’un soldat du Lincolnshire
Know unto God : connu seulement de Dieu ;
par Julien Daget.

Le cimetière militaire du Point-du-Jour se situe à Athies, au nord-est d’Arras, en bordure de la route qui relie cette ville à Douai. Y sont enterrés des Britanniques tués lors de la bataille d’Arras en 1917 [1].
Le 9 avril 1917, l’Armée britannique lance une attaque de diversion autour d’Arras, juste avant l’offensive française du Chemin des Dames. Près d’Arras, la deuxième ligne allemande, appelée pour l’opération la brown line, s’appuyait sur le village d’Athies et le hameau du Point-du-Jour (transformés en redoutes) : ils sont capturés respectivement par les 9e et 34e divisions britanniques, avec l’appui d’un barrage roulant d’artillerie.

Les morts britanniques de l’attaque sont enterrés dans des fosses communes directement sur le champ de bataille, puis regroupés après-guerre dans un seul cimetière avec 800 tombes individuelles [2]. Un gros cairn à côté du cimetière rappelle la participation des hommes de la 9e division britannique, composée d’Écossais complétés par des Sud-Africains (d’où le surnom Jock and Springboks) [3].

En 2001, lors des fouilles archéologiques préventives avant la construction de la zone d’activité voisine (Actiparc à Saint-Laurent-Blangy), une fosse contenant des ossements a été mise au jour. La plupart des corps ont des traumatismes osseux, avec des éclats d’obus et des billes de shrapnel.
Il s’agissait des restes de vingt hommes du 10e bataillon du Lincolnshire Regiment (de la 34e division). Cette unité est un « bataillon de copains » (Pals battalion) [4], composée de volontaires de Grimsby levés pendant l’automne 1914, notamment les élèves de la Wintringham Secondary School, d’où le surnom de « potes de Grimsby » (Grimsby Chums).

Harry Boulton est parmi eux.
Natif de Thorganby, un village au sud de Grimsby, Harry est un des dix enfants de Joseph et Susan Boulton : la famille s’est installée en 1914 au 16, Pelham Road à Immingham pour que le père puisse se reconvertir d’ouvrier agricole en docker. Harry vient d’être accepté à l’école des beaux-arts de Londres, mais les trois frères aînés s’engagent dans les forces britanniques à l’automne 1914 : Charles (dans la marine), Edward (blessé à Gallipoli) et Harry Boulton. Ce dernier meurt le 9 avril 1917, le jour de ses 22 ans. Il est enterré au côté du Lieutenant Wyllard Fleetwood Cocks, du Corporal Henry Foulds, du Corporal Charles Henry Hall, du Lance-corporal John Joseph Wickes et des Privates Arthur Alcock, Thomas Bates, George Bedgood, William James Easby, Robert Stevenson Gould, Arthur Harris, Harry Holland, Lewis Holloway, Thomas Kirsopp, Jesse Larder, Percy Thomas Miles, Wilfred North, Charles Smewin, Edmund Parrott Tasker, Maurice Venting et Sidney Woods [5], tous non-identifiés et enterrés anonymement.


Un corps sous le trottoir

rue de Douai à Roclincourt
emplacement des corps, devant le boitier du gaz ;
par Julien Daget.

À Roclincourt, au nord d’Arras, les travaux pour installer une conduite de gaz mettent au jour des ossements [6]. Un des deux corps est identifié par sa plaque matricule : Pierre Grenier, du 59e régiment d’infanterie, disparu le 25 septembre 1915.

Plaque d’identification
GRENIER Pierre 1905 (classe) Privas (recrutement) 1771 (n° matricule).
INRAP

Pierre Antoine Grenier est né le 5 octobre 1885 à Boulieu-lès-Annonay dans l’Ardèche [7]. Fils de Louis Étienne et de Marie Félicie, agriculteurs, il est blond, petit (1,55 m), avec des yeux gris. De la classe 1905, sa « faiblesse » permet de repousser son service, qu’il fait finalement de 1907 à 1909 dans la section de commis et ouvriers d’administration de Marseille (15e COA). De retour à la vie civile, il devient menuisier dans son village. En août 1914, il a 28 ans et sa femme Fernande est alors enceinte de six mois (les jumeaux Pierre et Louis) [8]. En novembre 1914, la commission de révision le fait passer du service auxiliaire au service armé : il est envoyé au front comme soldat au 61e RI (le régiment de Privas) puis au 59e (celui de Pamiers) [9].
Dans la nuit du 24 au 25 septembre 1915, son régiment monte en ligne dans le cadre de la bataille d’Artois. Sous un tir d’artillerie allemand, les compagnies se dispersent dans les boyaux de communication boueux et Pierre se retrouve isolé ; il se fait ensevelir dans la tranchée Lesieur et y meurt.
Le 25 au soir, il est déclaré disparu (parmi les 566 tués et 61 disparus de son régiment ce jour là). Un jugement de 1921 le reconnait « mort pour la France ».

Le corps, désormais inhumé dans le caveau familial (comme un tiers des morts français), était accompagné d’un fusil (Lebel modèle 1886), de sa baïonnette, des cartouchières réglementaires, mais pas de casque. Son havresac contient une toile de tente, un masque à gaz, ainsi que deux jours de vivres. Il avait aussi son porte-feuille avec les photos de sa famille, un crayon de papier, son porte-monnaie avec à l’intérieur son alliance en or, et un peu de monnaie. Ses effets personnels comprennent aussi un jeu de patience représentant un paquebot, deux bagues en aluminium et en cuivre en cours de fabrication, une montre à gousset, une pipe et son briquet, un canif, un crucifix de bronze et un petit livre de prière [10].


Les Allemands anonymes

Fosse commune de Neuville-Saint-Vaast
par Julien Daget.

Le deutsche Soldatenfriedhof Neuville-St. Vaast regroupe les dépouilles de 44 888 militaires allemands [11] morts en Artois (notamment lors des combats de Notre-Dame-de-Lorette, de Vimy et d’Arras). 8 040 d’entre eux sont dans la vaste fosse commune, dont 7 248 sont des soldats inconnus.

Le lieu-dit « la Maison-Blanche », entre Neuville-Saint-Vaast et Arras, fut aménagé en un vaste cimetière par les Français à partir de 1919, qui y déménagèrent de nombreux petits cimetières allemands du sud du Pas-de-Calais. Quatre corps furent inhumés sous chaque croix ; ces croix sont dans un premier temps en bois bitumé, dans un second temps remplacées par des croix en fonte d’aluminium, en béton ou en pierre, toutes noires et alignées. À partir de 1923, la Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge (VDK, la Commission allemande des sépultures de guerre) [12] est autorisée à intervenir en France : elle a alors aménagé le cimetière en parc arboré.

Tombes allemandes à Neuville-Saint-Vaast
par Julien Daget.

[2Le cimetière du Point-du-Jour regroupe les tombes de 794 Britanniques et Sud-Africains, dont 401 non-identifiés, plus six Français et trois autres Britanniques tués en 1940.

[4Un exemple parmi la centaine de « bataillons de copains » est le 16th (2nd Edinburgh) Battalion du Royal Scots Regiment, qui a reçu le surnom de footballer’s battalion (idem pour les 17th & 23rd Battalions, Middlesex Regiment), car il comprenait à partir de novembre 1914 les joueurs, employés et supporteurs du Heart of Midlothian Football Club d’Édimbourg, avec pour colonel le député local George McCrae. Cf. https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_pals_battalions

[6Le 5 avril 2002, c’est un stock de 122 obus qui est mis au jour sur la même commune, sur le chantier d’une conduite de gaz.

[12L’entretien est assuré par le Service d’entretien des sépultures militaires allemandes (Sesma), au nom de la VDK. Cette dernière gère en France depuis 1966 (avant elle dépend de l’administration française) les 192 cimetières allemands de la Première Guerre mondiale et les 22 de la Seconde.


Portfolio

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