Doc. : mars 1848 à Berlin

dimanche 23 avril 2017
par  Julien Daget

Le 18 mars 1848, une foule se presse devant le château de Berlin. Les représentants de cette foule réclament du roi Frédéric-Guillaume IV de Prusse l’éloignement des troupes de la capitale et l’organisation d’une garde nationale.

Consigne : l’étude critique de ce récit de l’insurrection berlinoise doit montrer dans son analyse quel est le point de vue de l’auteur.
Méthode : l’analyse de document(s)


Les couleurs allemandes étaient nouées à presque toutes les boutonnières. Pas un soldat ne se montrait ; mais derrière les portes fermées et dans les vastes cours du château, quelques pelotons d’infanterie, quelques détachements des gardes, un escadron de dragons se formaient, à tout événement, en bataille.

Le roi, confusément appelé par la multitude, se mit au balcon, essayant d’obtenir un peu de silence. En l’apercevant, quelques hommes, par l’entraînement de l’habitude ou la réalité de l’affection, firent entendre des vivats ; le reste jetait, d’intervalle en intervalle, des clameurs de plus en plus menaçantes. Le portail du château s’ouvrit alors ; deux compagnies d’infanterie, débouchant de la première cour, marchant au pas, s’efforcèrent de s’ouvrir un passage, afin de dégager quelque peu l’habitation royale. On se heurte, et d’un peloton, pressé et ballotté par la foule, partent deux (d’autres dirent trois) coups de feu. Ces coups partirent en l’air, et Dieu sait si seulement les fusils étaient chargés à balle. Un rugissement frénétique s’élève aussitôt de la multitude ; alors un escadron de dragons, sérieusement alarmé pour la sûreté du château, charge la foule, renversant quelques individus, n’en blessant aucun , et n’arrêtant personne. En un instant, la place est balayée, mais la révolution venait d’éclater. [...]

Une espèce de frénésie s’était emparée des artisans ; les marchands, consternés, s’enfermaient dans leurs boutiques ; de toutes parts, s’élevaient des barricades, construites avec des planches arrachées aux égouts, des pièces de charpente prises aux échafaudages ; on y joignait des bornes de fer fondu, arrachées des encoignures des rues, et des pavés, là où l’on parvenait à en détacher ; on copiait Paris matériellement aussi bien que politiquement, avec une insigne gaucherie, mais une rage de bonne foi, rage contre les institutions et tout ce qui portait l’uniforme. Bientôt nous entendîmes retentir dans le voisinage du château une vive fusillade, et le combat s’engager à la fois dans plusieurs autres quartiers. [...]

Du reste, il s’en fallait de beaucoup que l’effusion de sang fut proportionnée au fracas de la bataille. Les insurgés manquaient, sur plusieurs points, de munitions, et tiraient excessivement mal ; ailleurs, ils se battaient avec des fourches, des pelles, des broches, des faux et des tuiles arrachées aux toits. Leurs chefs, généralement étudiants de l’Université et Polonais aventuriers, n’avaient, malgré le titre dont ils s’affublaient, « professeurs de barricades », aucun usage des armes, aucune idée de tactique. Nulle part un gros d’insurgés ne tenait devant les troupes ; le moindre détachement menait battant des centaines d’hommes, même armés. Mais derrière les barricades, placés aux fenêtres et hissés sur les toits, les rebelles reprenaient l’avantage. Colonne après colonne, envoyée du château ou des casernes, allait, en général, droit devant elle, abattant les obstacles, désarmant et capturant les insurgés, puis, revenant sur ses pas, abandonnait à la multitude, sans cesse croissante en nombre et en rage, la presque totalité du terrain qu’elle avait gagné naguère sur l’émeute. Si, dans cette conjoncture, la fidélité d’un seul bataillon se fût démentie, c’en était fait, je pense, de la monarchie prussienne, dont les bases sont, par leur essence, militaires, et qui, fondée par l’armée, était destinée à se relever par elle, à se sauver plus d’une fois par son action. Mais partout le soldat, calme et même triste pendant la mêlée, fut admirable de constance, de discipline et d’humanité. À la fin, on amena des obusiers, à l’aide desquels l’hôtel de ville de Cöln fut enlevé ; la Breitestrasse et le reste des alentours du château furent dégagés ; mais les insurgés, refluant du centre sur les extrémités de la ville, s’y couvrirent de barricades, élevées par centaines à l’entrée de la nuit, et, devenus plus hardis contre la loi par l’obscurité qui cachait leurs méfaits, ils commencèrent à mettre l’incendie au nombre de leurs moyens d’opération.

Adolphe de Circourt [1], Souvenirs d’une mission à Berlin, Paris, A. Picard et fils, 1908-1909, p. 160-164. → https://archive.org/stream/souvenirsdunemi00circgoog#page/n267/mode/2up


[1Adolphe Marie Pierre de Circourt, né le 22 septembre 1801 à Bouxières-aux-Chênes et mort le 17 novembre 1879, porte le titre de comte de Circourt ; il est le frère de l’historien Albert de Circourt (1809-1895). Adolphe était un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, qui démissionna après la révolution de 1830. Cette même année, il se marie en Suisse avec Anastasie de Klustine, la fille d’un officier russe et d’une comtesse Tolstoï ; ils voyagent pendant quelques années en Italie, en Allemagne et en Russie avant de rentrer définitivement à Paris en 1836. Elle y a tenu un salon où se croisaient différentes tendances politiques, notamment Vigny, Lamartine, Dreux-Brézé, Falloux, Tocqueville, Mérimée ou Thiers. En 1848, le couple se rend à Berlin, Adolphe étant envoyé en mission (« chargé d’affaires ») auprès du roi de Prusse.