De Bibliotheca
par
Texte de la conférence d’Umberto Eco donnée à Milan en 1981 pour l’inauguration de la bibliothèque municipale.
Je crois que dans un lieu aussi vénérable il convient de commencer, comme pour une cérémonie religieuse, par la lecture du Livre. Non point pour en tirer des informations, car quand on lit un livre sacré tout le monde sait déjà ce que dit le livre, mais pour mettre notre esprit dans de bonnes dispositions comme le feraient les litanies. Donc :
« L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. La distribution des galeries est invariable. Vingt longues étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs moins deux ; leur hauteur, qui est celle des étages eux-mêmes, ne dépasse guère la taille d’un bibliothécaire normalement constitué. Chacun des pans libres donne sur un couloir étroit, lequel débouche sur une autre galerie, identique à la première et à toutes. À droite et à gauche du couloir, il y a deux cabinets minuscules. L’un permet de dormir debout ; l’autre de satisfaire les besoins fécaux. À proximité passe l’escalier en colimaçon, qui s’abîme et s’élève à perte de vue. Dans le couloir il y a une glace, qui double fidèlement les apparences. [...] Chacun des murs de chaque hexagone porte cinq étagères ; chaque étagère comprend trente-deux livres, tous de même format ; chaque livre a quatre cent dix pages ; chaque page, quarante lignes, et chaque ligne, environ quatre-vingts caractères noirs. Il y a aussi des lettres sur le dos de chaque livre ; ces lettres n’indiquent ni ne préfigurent ce que diront les pages : incohérence qui, je le sais, a parfois paru mystérieuse. [...] Il y a cinq cents ans, le chef d’un hexagone supérieur mit la main sur un livre aussi confus que les autres, mais qui avait deux pages, ou peu s’en faut, de lignes homogènes et vraisemblablement lisibles. Il montra sa trouvaille à un déchiffreur ambulant, qui lui dit qu’elles étaient rédigées en portugais ; d’autres prétendirent que c’était du yiddish. Moins d’un siècle plus tard, l’idiome exact était établi : il s’agissait d’un dialecte lituanien du guarani, avec des inflexions d’arabe classique. Le contenu fut également déchiffré : c’étaient des notions d’analyse combinatoire, illustrées par des exemples de variables à répétition constante. Ces exemples permirent à un bibliothécaire de génie de découvrir la loi fondamentale de la Bibliothèque. [...] Les impies affirment que le non-sens est la règle dans la Bibliothèque et que les passages raisonnables, ou seulement de la plus humble cohérence, constituent une exception quasi miraculeuse. Ils parlent, je le sais, de « cette fiévreuse Bibliothèque dont les hasardeux volumes courent le risque incessant de se muer en d’autres et qui affirment, nient et confondent tout comme une divinité délirante ». Ces paroles, qui non seulement dénoncent le désordre mais encore l’illustrent, prouvent notoirement un goût détestable et une ignorance sans remède. En effet, la Bibliothèque comporte toutes les structures verbales, toutes les variations que permettent les vingt-cinq symboles orthographiques, mais point un seul non-sens absolu. [...] Parler, c’est tomber dans la tautologie. Cette inutile et prolixe épître que j’écris existe déjà dans l’un des trente volumes des cinq étagères de l’un des innombrables hexagones - et sa réfutation aussi. (Un nombre n de langages possibles se sert du même vocabulaire ; dans tel ou tel lexique, le symbole Bibliothèque recevra la définition correcte : système universel et permanent de galeries hexagonales, mais Bibliothèque signifiera pain ou pyramide, ou toute autre chose, les sept mots de la définition ayant un autre sens). Toi, qui me lis, es-tu sûr de comprendre ma langue ? »
Amen !
Ce passage, comme chacun sait, est de Jorge Luis Borges et il est extrait de La Bibliothèque de Babel ; je me demande si beaucoup d’entre vous ici présents, usagers de bibliothèques, directeurs de bibliothèques, employés de bibliothèques, en entendant et en méditant à nouveau ces pages, n’y ont pas retrouvé, appartenant à leur jeunesse ou à leur âge mûr, des expériences personnelles de longs couloirs, de vastes salles ; on peut donc se demander si la Bibliothèque de Babel, qui veut être l’image et le modèle de l’Univers, n’est pas aussi l’image et le modèle de bon nombre de bibliothèques possibles. Et je me demande si on peut parler du présent et de l’avenir des bibliothèques existantes en élaborant des modèles purement fantastiques. Je crois que oui. Par exemple, un exercice que j’ai fait plusieurs fois pour expliquer comment fonctionne un code, concernait un code très élémentaire à quatre chiffres pour une classification de livres où le premier chiffre indique la salle, le second la travée, le troisième le rayon dans la travée et le quatrième la position du livre sur le rayon, d’où une indication comme 3. 4. 8. 6. signifiant : troisième salle en entrant, quatrième travée à gauche, huitième rayon, sixième place. Puis je me suis aperçu que même avec un code aussi élémentaire (ce n’est pas le Dewey) on peut faire des jeux intéressants. On peut écrire par exemple 3335. 33335. 33335. 33335, et nous voici avec l’image d’une bibliothèque aux salles innombrables : chaque salle a une forme polygonale, approximativement comme les yeux d’une abeille, où il peut y avoir de 3 000 à 33 000 travées, défiant la force de gravité puisqu’on trouve des rayonnages y compris sur les travées supérieures ; et ces travées qui sont plus de 33 000 sont énormes puisqu’elles peuvent accueillir 33 000 rayons et ces rayons sont immenses puisqu’ils peuvent accueillir 33 000 livres et même davantage.
Est-ce là une bibliothèque possible ou appartient-elle seulement à un univers imaginaire ? De toute façon même un code élaboré pour une bibliothèque familiale permet de telles variations, de telles projections et autorise à penser à des bibliothèques polygonales. Je fais cette introduction parce que votre aimable invitation m’ayant obligé à réfléchir à ce qu’on pouvait dire sur une bibliothèque, j’ai essayé de discerner quelles étaient les finalités certaines et incertaines d’une bibliothèque. J’ai fait une brève inspection dans les seules bibliothèques où j’avais accès parce qu’elles sont ouvertes même la nuit, celle d’Assurbanipal à Ninive, celle de Polycrate à Samos, celle de Pisistrate à Athènes, celle d’Alexandrie qui déjà au IIIe siècle contenait 400 000 volumes et qui au ler siècle, avec celle du Serapeum, contenait 700 000 volumes, puis celle de Pergame et celle d’Auguste (à l’époque de Constantin il y avait vingt-huit bibliothèques à Rome). Je connais en outre assez bien certaines bibliothèques bénédictines et j’ai commencé à me demander quelle était la fonction d’une bibliothèque. Peut-être à l’origine, à l’époque d’Assourbanipal ou de Polycrate avait-elle pour fonction de rassembler pour ne pas laisser des rouleaux et des volumes épars. Par la suite, je crois qu’elle entendait thésauriser : les rouleaux ça coûtait cher. Puis à l’époque des bénédictins, il s’agissait de transcrire : la bibliothèque comme lieu de transit pour ainsi dire, le livre arrive, on le transcrit, l’original ou la copie repartent. Je crois qu’à certaines époques, peut-être déjà entre Auguste et Constantin, la fonction d’une bibliothèque était aussi celle de faire lire et donc d’une certaine façon de se conformer à la recommandation de l’UNESCO que je trouve dans un ouvrage qui me parvient aujourd’hui où l’on dit que l’un des buts de la bibliothèque est de permettre au public de lire les livres. Mais je crois que par la suite sont nées des bibliothèques dont la fonction était de ne pas faire lire, de cacher, de dissimuler le livre. Naturellement ces bibliothèques étaient aussi faites pour permettre de retrouver. Nous sommes toujours étonnés par l’habileté des humanistes du XVe siècle à retrouver les manuscrits perdus. Où les retrouvent-ils ? Dans les bibliothèques. Dans ces bibliothèques qui servaient à la fois pour cacher et pour faire retrouver.
Devant cette pluralité d’objectifs d’une bibliothèque je me permettrai maintenant d’élaborer un modèle négatif, celui de la mauvaise bibliothèque, en vingt et un points. Évidemment il s’agit d’un modèle aussi fictif que celui de la bibliothèque polygonale. Mais comme dans toutes les fictions, de même qu’une caricature naît de l’adjonction d’une tête de cheval sur un corps humain avec queue de sirène et écailles de serpent, je crois que chacun de nous pourra retrouver dans ce modèle négatif les souvenirs lointains de ses propres aventures dans les plus petites bibliothèques de notre pays et d’autres pays. Une bonne bibliothèque, au sens de mauvaise bibliothèque, (c’est-à-dire un bon exemple du modèle négatif que j’essaie de réaliser) doit être avant tout un immense cauchemar [1], elle doit être parfaitement cauchemardesque et dans ce sens la description de Borges est un bon point de départ.
A) Les catalogues doivent être subdivisés au maximum : on mettra le plus grand soin à distinguer le catalogue des livres de celui des revues et ces deux premiers du catalogue par matières, sans oublier les livres d’acquisition récente et ceux d’acquisition plus ancienne. Si possible l’orthographe des deux catalogues (acquisitions récentes et anciennes) sera différente ; par exemple dans les acquisitions récentes on écrira Fantaisie avec un F, dans les acquisitions anciennes avec PH ; Tchaïkowski dans les acquisitions anciennes avec g et dans les acquisitions récentes à la française avec Tch.
B) Les descripteurs matières doivent être décidés par le bibliothécaire. Les livres ne porteront pas au revers de la page de garde, comme en ont pris la détestable habitude les livres américains d’aujourd’hui, une indication de la rubrique où il convient de les ranger.
C) La cote doit être impossible à transcrire ; si possible très longue de telle façon que celui qui remplit sa fiche n’ait jamais assez de place pour mettre la dernière indication dont il se dit qu’elle est sans importance ; ainsi l’employé pourra lui rendre sa fiche pour qu’il la refasse.
D) Le temps entre demande et réception des livres sera très long.
E) Ne pas servir plus d’un livre à la fois.
F) Les livres que vous avez réclamés au moyen d’une fiche et qu’on vous apporte ne peuvent pas être emportés dans la salle de consultation ; il faut donc partager sa vie entre deux comportements fondamentaux : celui de la lecture et celui de la consultation. La bibliothèque doit décourager la lecture croisée de plusieurs livres pour écarter tout risque de strabisme.
G) On évitera autant que possible l’existence de tout photocopieur ; si par hasard il en existe un, y accéder sera une entreprise longue et laborieuse, le coût sera supérieur à celui de la plupart des papeteries, et les droits de photocopie limités à deux ou trois pages.
H) Le bibliothécaire devra considérer le lecteur comme un ennemi, un désoeuvré (sinon il serait au travail), un voleur potentiel.
I) Presque tout le personnel doit être affecté de handicaps physiques. Je touche ici un point très délicat sur lequel je ne veux faire aucune ironie. La société se doit d’offrir des possibilités de travail et des débouchés à tous les citoyens, y compris ceux qui ne sont pas dans la fleur de l’âge ou au mieux de leurs conditions physiques. Mais cette même société admet qu’il faut opérer une sélection particulière, par exemple, pour les pompiers. Certaines bibliothèques de campus américains sont particulièrement attentives aux usagers handicapés : rampes d’accès, toilettes aménagées, au point de mettre en danger la vie des autres qui glissent sur les plans inclinés. Dans le service intérieur d’une bibliothèque certains travaux exigent pourtant de la force et de l’agilité : grimper, soulever des charges etc. alors qu’il existe d’autres types d’activités qui peuvent être proposées à tous les citoyens qui veulent travailler en dépit de handicaps dus à l’âge ou à d’autres causes. Je pose ici le problème du personnel de bibliothèques qui est selon moi plus proche de celui des pompiers que de celui des employés de banque et ceci est très important comme nous le verrons par la suite.
L) Le service de renseignements pour les lecteurs devra être inaccessible.
M) On découragera le prêt.
N) Le prêt inter-bibliothèques sera impossible et dans tous les cas il exigera des mois ; de toute façon on sera dans l’incapacité de savoir ce qu’il y a dans les autres bibliothèques.
O) En conséquence de tout ce qui précède, les vols seront très faciles.
P) Les horaires doivent coïncider exactement avec les horaires de travail, décidés par accord préalable avec les syndicats : fermeture absolue le samedi, le dimanche, le soir et à l’heure des repas. Le pire ennemi de la bibliothèque est l’étudiant qui travaille ; son meilleur ami est l’érudit local, celui qui a une bibliothèque personnelle, qui n’a donc pas besoin de venir à la bibliothèque et qui, à sa mort, lègue tous ses livres.
Q) Il sera impossible de se restaurer à l’intérieur de la bibliothèque de quelque façon que ce soit et pas davantage à l’extérieur de la bibliothèque sans avoir auparavant restitué tous les livres qui vous avaient été confiés en sorte qu’il ne vous reste plus qu’à les réclamer à nouveau après avoir bu votre café.
R) Il sera impossible de réserver son livre pour le lendemain.
S) Il sera impossible de savoir qui a emprunté le livre qui manque.
T) Autant que possible pas de toilettes.
J’ai ajouté une exigence Z) : dans l’idéal, l’utilisateur ne devrait pas pouvoir entrer à la bibliothèque ; en admettant qu’il y entre, exigeant de manière pointilleuse et irritante de jouir d’un droit qui lui a été accordé en vertu des principes de 89, mais qui reste encore étranger à la sensibilité collective, il ne doit pas et ne devra jamais, quoi qu’il en soit, pénétrer dans les travées et il lui faudra se borner à traverser rapidement la salle de consultation.
Existe-t-il encore des bibliothèques de ce genre ? Je vous en laisse juge. Je dois d’ailleurs avouer que je suis obsédé par des souvenirs attendrissants (mon mémoire de maîtrise à la Bibliothèque nationale de Rome, quand elle existait encore avec ses lampes vertes sur les tables, ou des après-midi de grande tension érotique à Sainte-Geneviève ou à la Bibliothèque de la Sorbonne), que je suis habité encore par ces doux souvenirs de mon adolescence, mais qu’aujourd’hui, je fréquente assez peu les bibliothèques non pas pour des raisons polémiques mais parce que, lorsque je suis à l’Université, j’ai trop de travail et que dans le cadre du séminaire que je dirige, on demande à l’étudiant d’aller chercher le livre et de le photocopier ; quand je suis à Milan, ce qui est assez rare, je ne viens qu’ici, à la bibliothèque Sormani, où il y a un catalogue unique ; en revanche je fréquente beaucoup les bibliothèques à l’étranger parce que, lorsque je suis à l’étranger, je joue les touristes et j’ai donc plus de temps libre ; je dispose de mes soirées et dans de nombreux pays on peut aller à la bibliothèque le soir. Alors, au lieu d’esquisser pour vous l’utopie d’une bibliothèque parfaite dont je ne sais pas si elle est réalisable et de quelle façon, je vais vous raconter l’histoire de deux bibliothèques sur mesure, deux bibliothèques que j’aime et que j’essaie de fréquenter quand je peux. Je ne veux pas dire par là que ce sont les meilleures du monde ou qu’il n’y en a pas d’autres : ce sont celles que j’ai fréquentées l’an dernier assez régulièrement, l’une pendant un mois, l’autre pendant trois mois : il s’agit de la Sterling Library de Yale et de la nouvelle bibliothèque de l’Université de Toronto.
Sur le plan architectural, aussi différentes l’une de l’autre que le gratte-ciel Pirelli l’est de l’église Sant’Ambrogio : la première est installée dans un monastère néo-gothique, la seconde est un chef-d’œuvre d’architecture contemporaine ; différentes aussi sur d’autres points mais je vais faire un amalgame des deux pour dire pourquoi ces deux bibliothèques me plaisent. Elles sont ouvertes jusqu’à minuit et même le dimanche (la bibliothèque Sterling est fermée le dimanche matin mais elle ouvre de midi à minuit ; elle est fermée un soir par semaine, le vendredi). Toronto a de très bons index mais aussi une série de lecteurs de microfiches et de catalogues informatisés très faciles à consulter. En revanche à la bibliothèque Sterling les index sont encore traditionnels mais auteurs et matières sont rassemblés si bien que sur un sujet déterminé on trouve non seulement les œuvres de Hobbes mais les ouvrages sur Hobbes. La bibliothèque contient en outre des indications sur ce qu’on peut trouver dans les autres bibliothèques de la région. Mais le plus beau dans ces deux bibliothèques c’est que, du moins pour une certaine catégorie de lecteurs, les magasins à livres sont accessibles ; on ne demande pas le livre, on passe devant un cerbère électronique avec une carte, puis on prend des ascenseurs et on va dans les rayons. On n’en sort pas toujours vivant ; dans les magasins de la bibliothèque Sterling il est très facile par exemple de commettre un crime et de cacher le cadavre sous les rayons des cartes de géographie où on le retrouvera dans des dizaines d’années. Il y a par exemple une confusion ingénieuse entre l’étage et la mezzanine de telle sorte qu’on ne sait jamais si on est à l’étage ou à la mezzanine et qu’on ne retrouve plus l’ascenseur ; le visiteur seul commande la lumière et s’il ne trouve pas l’interrupteur il peut errer longtemps dans l’obscurité ; à l’inverse, celle de Toronto est extrêmement lumineuse. Mais dans les deux cas le lecteur est libre d’aller partout, de regarder les livres sur les rayons, de les prendre et de s’installer pour les lire dans des salles équipées de magnifiques fauteuils, un peu moins beaux à Yale qu’à Toronto mais de toute façon il peut circuler dans toute la bibliothèque pour faire des photocopies. Les photocopieurs sont très nombreux, et à Toronto il y a un bureau qui change les dollars canadiens en pièces de monnaie et chacun s’en va vers son photocopieur avec des kilos de monnaie et peut photocopier des livres de 7 ou 800 pages : la patience des autres utilisateurs est infinie, ils attendent que celui qui occupe la machine arrive à la 700e page. Naturellement on peut emporter le livre chez soi : les formalités de prêt sont extrêmement rapides : quand on a parcouru librement les huit, quinze, dix-huit étages des magasins et qu’on a pris les livres qu’on désirait, on inscrit sur une petite feuille le titre du livre qu’on a pris, on le donne à un comptoir et on sort. Qui est-ce qui peut entrer dans les magasins ? Celui qui a une carte, elle aussi très facile à obtenir, en l’espace d’une heure ou deux, puisque la caution bancaire peut se faire même par téléphone. À Yale par exemple les étudiants ne peuvent pas aller dans les magasins, seuls les chercheurs y sont admis mais il y a une autre bibliothèque pour étudiants qui ne contient pas de livres très anciens mais des volumes en nombre suffisant et où les étudiants ont les mêmes possibilités que les chercheurs de prendre et de reposer les livres. Et tout cela à Yale avec huit millions de volumes. Évidemment les manuscrits rares sont dans une autre bibliothèque et un peu moins accessibles. Or pourquoi est-ce important d’avoir accès aux rayons ? La notion de bibliothèque est fondée sur un malentendu, à savoir qu’on irait à la bibliothèque pour chercher un livre dont on connaît le titre. C’est vrai que cela arrive souvent mais la fonction essentielle de la bibliothèque, de la mienne et de celle des amis à qui je rends visite, c’est de découvrir des livres dont on ne soupçonnait pas l’existence et dont on découvre qu’ils sont pour nous de la plus grande importance. Bien sûr on peut faire cette découverte en feuilletant le catalogue mais il n’y a rien de plus révélateur et de plus passionnant que d’explorer des rayons où se trouvent par exemple rassemblés tous les livres sur un sujet donné, chose que le catalogue auteurs ne donnera pas, et de trouver à côté du livre qu’on était allé chercher un autre livre qu’on ne cherchait pas et qui se révèle être fondamental. La fonction idéale d’une bibliothèque est donc un peu semblable à celle du bouquiniste* chez qui on fait des trouvailles* et seul le libre accès aux rayons le permet.
C’est pourquoi dans une bibliothèque à la mesure de l’homme la salle la moins fréquentée est la salle de consultation. À ce niveau on n’a même plus besoin de nombreuses salles d’étude car la facilité du prêt sur place et à domicile, de la photocopie, élimine en grande partie les séances dans la salle d’étude. Ou alors (comme par exemple à Yale) c’est la cafétéria, le bar, la salle des distributeurs de boissons et même de hot-dogs, qui deviennent des salles de lecture ; on peut y emporter les livres qu’on a pris à la bibliothèque et continuer à travailler à une table avec un café et un croissant, en fumant, et examiner le livre pour savoir si on le remet sur le rayon ou si on l’emprunte pour l’emporter chez soi, sans aucun contrôle. À Yale le contrôle est fait à la sortie par un employé qui d’un air distrait regarde votre cartable ; à Toronto on a magnétisé tous les dos des livres et l’étudiant chargé d’enregistrer le livre que vous empruntez le passe sur une machine qui efface la magnétisation puis vous passez sous un portique électronique type aéroport et si quelqu’un a caché dans sa poche le volume 108 de la Patrologie Latine un timbre retentit et le vol est découvert. Évidemment, dans une bibliothèque de ce genre, les ouvrages circulent beaucoup et il est difficile, soit de trouver le volume qu’on cherche, soit de retrouver celui qu’on consultait la veille. Au lieu des grandes salles de lecture il y a des box. Le chercheur demande un box où il rassemble les ouvrages dont il a besoin et où il va travailler quand il veut. Quand on ne trouve pas le volume que l’on veut, on peut en quelques minutes savoir qui l’a emprunté et lui téléphoner. Ce type de bibliothèque a très peu de gardiens et beaucoup d’employés, un type de fonctionnaire à mi-chemin entre le bibliothécaire en titre et le magasinier (généralement ce sont des étudiants à temps complet ou à temps partiel). Dans une bibliothèque où tout le monde circule et se sert, il y a toujours des livres éparpillés qui n’ont pas été remis sur les rayons ; alors ces étudiants circulent avec d’énormes chariots et rangent les livres, ils vérifient que les cotes sont plus ou moins dans le bon ordre (ce qui n’arrive jamais et accroît l’aventure de la recherche). À Toronto il m’est arrivé de ne trouver presque aucun des volumes de la Patrologie de Migne ; cette anarchie dans les références de consultation rendrait fou un bibliothécaire sensé, mais c’est ainsi.
Ce type de bibliothèque est à ma mesure, je peux décider d’y passer une journée dans la plus pure joie, je lis les journaux, j’emporte les livres au bar, puis je vais en chercher d’autres, je fais des découvertes. J’étais entré là pour m’occuper, mettons de l’empirisme anglais, et au lieu de cela je me retrouve chez les commentateurs d’Aristote, je me trompe d’étage, je pénètre dans une section où je ne pensais pas entrer, de médecine par exemple, et soudain je tombe sur des ouvrages traitant de Galien, avec des références philosophiques donc. Dans ce sens, la bibliothèque devient une aventure.
Quels sont néanmoins les inconvénients de ce type de bibliothèque ? Les vols et les détériorations évidemment : en dépit de tous les contrôles électroniques, je crois que le vol des livres est beaucoup plus facile dans ce genre de bibliothèque que dans les nôtres. Encore que, voici quelques jours, le conseiller municipal d’une ville italienne qui possède une remarquable bibliothèque me racontait qu’on avait découvert quelqu’un qui depuis vingt-cinq ans emportait chez lui les plus beaux incunables ; il entrait à la bibliothèque avec des volumes portant le tampon de bibliothèques anciennes, il les vidait, arrachait la reliure du livre à voler, y introduisait les feuillets du premier livre et ressortait ; on croit savoir qu’en vingt-cinq ans il s’est constitué une merveilleuse bibliothèque. Certes, les vols sont possibles partout, mais je crois que pour une bibliothèque disons ouverte, où les gens circulent librement, le critère est le suivant : quand un livre est volé on en achète un autre exemplaire, fût-ce une édition rare. C’est un critère de milliardaire, mais c’en est un. On a choisi entre permettre ou ne pas permettre la lecture des livres et lorsqu’un livre est volé ou détérioré on en achète un autre. Il va de soi que les Éditions Aldines seront à l’abri avec les manuscrits.
L’autre inconvénient de ce type de bibliothèque est qu’elle permet, appelle, encourage la xérocivilisation. Cette civilisation de la photocopie, en dépit des grands avantages qu’elle procure, entraîne avec elle une série de dangers pour l’édition, même d’un point de vue légal. C’est avant tout la mort de la notion de droit d’auteur. Dans ces bibliothèques où il y a des dizaines et des dizaines de photocopieurs, il est vrai que si vous allez au service de reprographie qui se charge de faire les photocopies du livre que vous lui laissez, à un tarif inférieur, le jour où vous demandez la photocopie d’un livre entier le bibliothécaire vous dit que c’est impossible à cause de la loi sur les droits d’auteur. Mais si vous avez assez de monnaie et si vous photocopiez votre livre tout seul, personne ne dit rien. Sans compter qu’on peut emprunter le livre, le sortir et que certaines coopératives d’étudiants vous feront les photocopies sur des feuilles perforées prêtes à ranger dans des classeurs. Dans ces coopératives aussi on vous dit parfois qu’on ne peut pas photocopier un livre entier : j’ai eu ce problème avec certains de mes étudiants. Ils me disent : « Il nous faut trente copies de ce livre mais ils refusent (d’ordinaire, parfois, ils le font, tout dépend du légalisme de la coopérative), ils refusent de le photocopier parce que le livre mentionne des droits réservés. »
Je leur dis : « Très bien, faites faire une photocopie, puis rapportez le livre à la bibliothèque ; après demandez vingt-neuf copies d’une photocopie. Il n’y a pas de droits sur une photocopie » - « On n’y avait pas pensé. » En effet n’importe qui vous fera vingt-neuf copies d’une photocopie. Ce phénomène a pesé sur la politique des maisons d’édition. Tous les éditeurs à caractère scientifique publient désormais les livres en sachant qu’ils seront photocopiés. Les livres sont donc publiés à 1 000, 2 000 exemplaires au maximum, ils coûtent 150 dollars, ils seront achetés par les bibliothèques, après quoi, les autres les photocopieront. Les grandes maisons d’édition hollandaises de linguistique, de philosophie, de physique nucléaire publient un livre de cent cinquante pages qui coûte 50, 60 dollars ; un livre de trois cents pages coûte jusqu’à 200 dollars, il est vendu au cercle des grandes bibliothèques, après quoi l’éditeur sait très bien que tous les étudiants ne travailleront que sur des photocopies. Malheur au chercheur qui voudrait avoir le livre pour lui, ce n’est pas dans ses moyens. Ainsi donc, augmentation considérable des prix, restriction de la diffusion. Quelle garantie a alors l’éditeur que dans l’avenir son livre sera acheté et non photocopié ? Il faut que le prix du livre soit inférieur à celui de la photocopie. Comme on peut photocopier en réduction deux pages sur une seule feuille et comme avec le système des feuilles perforées on peut avoir immédiatement le livre relié, le problème de l’éditeur est donc d’imprimer et de vendre, non seulement aux bibliothèques mais au public, des livres à très bas prix et donc, sur du très mauvais papier qui selon des études récentes est destiné à s’émietter et à se désagréger d’ici quelques dizaines d’années (cela a déjà commencé : les Gallimard des années cinquante s’effritent quand on les feuillette aujourd’hui ; on dirait du pain azyme). Ce qui nous amène à un autre problème, à savoir une rigoureuse sélection faite d’en haut entre les auteurs qui survivront et ceux qui finiront aux oubliettes. Ceux qui publieront leurs livres chez les grands éditeurs internationaux qui ne visent que le circuit des bibliothèques, à 200, 300 dollars l’exemplaire, seront imprimés sur du papier susceptible de survivre à l’intérieur des bibliothèques et d’être photocopié ; ceux qui publieront chez les éditeurs qui visent le grand public, en édition économique, destinés à disparaître dans la mémoire des générations futures. Nous ne savons pas exactement si ce sera un bien ou un mal d’autant plus que très souvent ces publications à 300 dollars que les grands éditeurs destinent aux bibliothèques sont des publications à compte d’auteur, payées par le chercheur lui-même ou la fondation qui le soutient, ce qui n’est pas toujours une garantie de sérieux et de valeur de celui qui publie. À travers la xérocivilisation nous nous orientons donc vers un avenir où les éditeurs publieront presque exclusivement pour les bibliothèques et c’est un fait dont il faut tenir compte. Il faudra y ajouter, au niveau individuel la névrose de photocopie. Par ailleurs la photocopie est un instrument d’une grande utilité mais très souvent il va aussi constituer un alibi intellectuel : quelqu’un qui sort de la bibliothèque avec une liasse de photocopies a, la plupart du temps, la certitude qu’il ne pourra pas tout lire, qu’il finira même par s’y perdre parce que tout est mélangé, mais il a la sensation de s’être emparé du contenu de ces livres. Avant la xérocivilisation ce même individu se faisait de longues fiches à la main dans ces immenses salles de consultation et il lui en restait quelque chose. Avec la névrose de photocopie on risque de perdre des journées à la bibliothèque pour photocopier des livres qu’on ne lira pas. J’indique les effets négatifs de cette bibliothèque à la mesure de l’homme où pourtant j’aime vivre quand j’en ai la possibilité, mais le pire adviendra lorsque la civilisation des lecteurs de microfiches aura totalement supplanté celle du livre que l’on consulte : nous regretterons peut-être les bibliothèques gardées par des cerbères qui ont le plus grand mépris pour l’usager, qui essaient de ne pas lui donner le livre mais où, ne serait-ce qu’une fois par jour, on pouvait avoir entre les mains l’objet relié. Il nous faut donc envisager aussi ce scénario apocalyptique pour mesurer le pour et le contre d’une possible bibliothèque à la mesure de l’homme. Je crois que plus la bibliothèque tendra à devenir à la mesure de l’homme, et pour ce faire à la mesure de la machine, du photocopieur au lecteur de microfiches, plus l’école, les responsables culturels municipaux, etc. devront éduquer les jeunes et les adultes à l’utilisation de la bibliothèque. Il s’agit d’un art parfois subtil ; il ne suffit pas que le professeur ou l’instituteur dise en classe : « Pour cette recherche allez vous documenter à la bibliothèque ». Il faut apprendre aux enfants comment on se sert d’une bibliothèque, comment on utilise un lecteur de microfiches, un catalogue, comment on se bat avec les responsables de la bibliothèque s’ils ne font pas leur travail, comment on collabore avec les responsables de la bibliothèque. Je voudrais dire qu’à la limite, si la bibliothèque ne devait pas être potentiellement ouverte à tous, il faudrait instituer, comme pour le permis de conduire, des cours, des cours pour apprendre à respecter le livre, à le consulter. Un art très subtil sur lequel justement il faut attirer l’attention de l’école, des responsables de la formation permanente des adultes puisque, comme nous le savons, la bibliothèque est l’affaire de l’école, de la municipalité, de l’État. C’est un problème de civilisation et nous ne percevons pas toujours que la plupart des gens ignorent l’instrument-bibliothèque. Celui qui vit dans l’université de masse où se côtoient des étudiants astucieux et débrouillards et d’autres qui pour la première fois frôlent le monde de la culture, rencontre parfois des situations incroyables. Je cite l’histoire d’un étudiant qui me dit : « Je ne peux pas consulter ce livre à la bibliothèque de Bologne parce que je vis à Modène. » Je lui dis : « Bon, à Modène il y a des bibliothèques. » « Non, dit-il, il n’y en a pas. » Il n’en avait jamais entendu parler.
Une étudiante de licence vient me dire : « Je n’ai pas pu trouver les Recherches Logiques de Husserl, elles ne sont pas à la bibliothèque. » « Quelle bibliothèque ? » « Ici à Bologne et même dans ma ville, j’ai regardé, le livre n’y est pas. » « Ça me semble étrange qu’il n’y ait pas les traductions italiennes de Husserl à la bibliothèque. » « Elles y sont peut-être mais elles ont toutes été empruntées. » Soudain tout le monde se met à lire Husserl. Il faudra aviser. Il faudra peut-être prévoir au moins trois exemplaires de Husserl. Il doit y avoir quelque chose de pourri au royaume de Danemark si cette étudiante ne trouve pas Husserl et si personne ne lui a jamais expliqué qu’elle peut peut-être s’adresser à quelqu’un de la bibliothèque pour lui demander raison de ce manque. Il y a là un décalage, un manque de lien entre le citoyen et la bibliothèque.
Voilà le problème de l’éducation.
Enfin le problème final ; il faut choisir si l’on veut protéger les livres ou les faire lire. Je ne dis pas qu’il faut choisir de les faire lire sans les protéger mais il ne faut pas non plus choisir de les protéger sans les faire lire. Et je ne dis pas non plus qu’il faut trouver un juste milieu. Il faut faire prévaloir l’un ou l’autre idéal puis on essaiera de faire les comptes avec la réalité pour défendre l’idéal secondaire. Si l’idéal consiste à faire lire le livre, il faudra essayer de le protéger le plus possible mais en sachant les risques que l’on court. Dans ce sens le problème d’une bibliothèque n’est pas diffèrent de celui d’une librairie. Il y a maintenant deux types de librairies. Les librairies sérieuses qui ont conservé leurs rayonnages de bois et dans lesquelles, dès que vous entrez, un monsieur s’approche et vous dit : « Vous désirez ? » À la suite de quoi vous êtes intimidé et vous sortez ; dans ces librairies-là on vole peu de livres. Mais on en achète peu aussi. Il y a d’autre part les librairies supermarché, avec étagères de plastique, où les gens, les jeunes surtout, flânent, regardent, s’informent sur ce qui est publié et là on vole beaucoup en dépit des contrôles électroniques. Il vous arrive d’entendre un étudiant dire : « Ah, ce livre est intéressant, demain je vais venir le voler. » Entre eux les informations circulent : « Fais gaffe, chez Feltrinelli si on te pique ça coûte cher. » « Ah, bon, alors je vais aller chez Marzocco qui a ouvert un nouveau super-marché. » Ceux qui organisent les chaînes de librairies savent pourtant, qu’à un certain point, la librairie qui a un taux élevé de vols est aussi celle qui vend le plus. On vole beaucoup plus dans un supermarché que dans une épicerie mais le supermarché fait partie d’une grande chaîne capitaliste tandis que l’épicerie est un petit commerce avec un chiffre d’affaires très modeste.
Or, si nous transposons ces problèmes de revenu économique en termes de revenu culturel, de coût et d’avantages sociaux, ils concernent donc aussi les bibliothèques : accepter plus de risques pour la préservation des livres mais avoir tous les avantages sociaux de leur plus large circulation. Si la bibliothèque est comme le veut Borges un modèle de l’Univers essayons de le transformer en un univers à la mesure de l’homme ce qui veut dire aussi, je le rappelle, un univers gai, avec la possibilité d’un café-crème, et pourquoi pas, pour nos deux étudiants, de s’asseoir un après-midi sur un canapé et je ne dis pas de s’abandonner à d’indécentes embrassades, mais de vivre un peu leur flirt dans la bibliothèque pendant qu’ils prennent et remettent sur les rayons quelques livres d’intérêt scientifique ; autrement dit une bibliothèque où l’on ait envie d’aller et qui progressivement se transforme en une grande machine pour le temps libre, comme le Musée d’art moderne de New York ou l’on peut tour à tour aller au cinéma, se promener dans le jardin, regarder les statues et manger un vrai repas. Je sais que l’UNESCO est d’accord avec moi : « La bibliothèque... doit être d’accès facile et ses portes doivent être largement ouvertes à tous les membres de la communauté qui pourront l’utiliser librement sans distinction de race, de couleur, de nationalité, d’âge, de sexe, de religion, de langue, d’état civil et de niveau culturel. » Une idée révolutionnaire. Et l’allusion au niveau culturel suppose aussi une action d’éducation, d’information et de formation. Autre chose encore : « Le bâtiment qui abrite la bibliothèque publique doit être central, aisément accessible y compris aux invalides et ouvert à des horaires commodes pour tous. L’édifice et son mobilier doivent être agréables au regard, confortables et accueillants ; il est essentiel que les lecteurs puissent accéder directement aux rayons. »
Parviendrons-nous à transformer l’utopie en réalité ?
Umberto Eco, De Bibliotheca, Milan le 10 mars 1981.
[1] * En français dans le texte.