Et les dieux créèrent Mexico

lundi 13 février 2017
par  Julien Daget

Tentaculaire, surpeuplée, polluée, embouteillée, étourdissante, vindicative, tolérante. Tentative de description de la deuxième mégalopole du monde par l’un de ses enfants les plus illustres.

Mexico. Accumulation d’âmes, de ressources naturelles, de corps à la dérive du chômage, de bâtiments, d’institutions, de rues surpeuplées, de statistiques qui pourraient bien être des prédictions de la prochaine migration (de celle qui ne peut plus s’exercer qu’au plus profond de la conscience) ; problèmes hydriques, mouvements sociaux et politiques, établissements urbains qui, si le recensement n’y prend pas garde, vont se prendre pour des villes en bonne et due forme, catastrophes que l’on prévient ou que l’on encourage (ce qui revient au même), chiffres étourdissants, chiffres qu’il faudrait une vie entière pour assimiler (il y a donc tant de gens et tant de véhicules qui cohabitent ?) ; arrondissements qui, dans leur réincarnation suivante, seront des mégalopoles, circulation automobile qui, dans sa vie antérieure fluide, fut la mer des Sargasses, quatre voitures pour six habitants (chiffre approximatif et déjà congestionné), parc automobile qui s’accroît chaque année de 200 000 véhicules ; problèmes (graves) de pollution, aggravation de la ségrégation socio-spatiale, quartiers d’habitat spontané qui deviennent des organismes régis le plus souvent par l’autoconstruction ; tache urbaine qui, le temps qu’on s’en rende compte, a déjà atteint la frontière nord avec des aspirations de migrant clandestin, automobiles dont on dira dans un avenir peut-être proche : « Elles étaient le moyen de transport favori en ville, aujourd’hui ce sont des particules du grand cimetière », automobiles responsables de 84 % de la pollution ; conscience citoyenne qui, malgré des phases d’apathie et de cynisme, ne cesse de grandir, tolérance qui devient un « écosystème » psychologique, moral et culturel, extravagances que l’on ne remarque plus tant elles se sont multipliées, violence engendrée par le capitalisme sauvage, la nature humaine, le néolibéralisme, la taille de la ville et les frictions de l’agglomération…

À l’origine et comme le dieu chrétien tardait à venir, Huitzilopochtli [1] et Tláloc [2] créèrent le Ciel et la Terre. Et, sur la Terre, la nation mexicaine, façonnée dès sa naissance par la déesse Démographie, était désordonnée, mais elle ne manquait jamais de peuple et de messages au peuple et d’exhortations au peuple pour qu’il dénonce d’autres croyances. Assez temporisé : la première chose que firent les dieux dans leur volonté d’améliorer l’aspect de la ville première fut de créer un Centre, connaissant pertinemment le pouvoir d’attraction d’un centre (la principale obligation du centre étant de donner existence à ce qui l’entoure). Bientôt, Tenochtitlán [3] se peupla et s’ordonna à sa façon, très avant-gardiste, puis vint la création de la Province pour encourager les migrations vers la grande ville, et les dieux païens trouvèrent un emploi de gardiens de musée, et personne ne pensa à renouveler le contrat de l’eau et alors…

Que propose Mexico ? Quels sont ses mystères, ses cachettes, ses paradis souterrains ? Et qu’a-t-elle à offrir pour le plaisir à moindre coût ? Si toute mégalopole se caractérise par le jeu de l’offre et du refus (de l’ouverture et de la fermeture), la capitale de la République mexicaine se caractérise par un tsunami d’offres et les immenses difficultés qui empêchent d’en profiter. Ainsi, la ville est une mangeoire permanente, un abreuvoir incessant, c’est la danse du sous-emploi aux feux rouges, c’est la promiscuité des âmes dans la rame de métro (les corps ne tenaient plus), c’est le réservoir historique d’odeurs et de dégoûts, c’est la première communion de l’enfant des mois avant le mariage de ses parents, c’est le désir d’avoir une chambre à soi, c’est la curiosité nationale à l’affût de la telenovela à la mode, c’est l’unité sans faille quand joue la sélection nationale de football, c’est le signe de croix que font les chauffeurs de taxi en passant devant les églises, c’est l’incursion apeurée dans la vie nocturne, c’est la protection de la typicité qui subsiste encore, c’est l’avalanche de magasins franchisés qui soulignent la fausse et étonnante ressemblance avec n’importe quelle ville des États-Unis.

Tout ce qui précède se multiplie en Amérique latine et correspond à ce que l’on appelle encore, à des fins de localisation fataliste, le « tiers-monde ». Dans le cas de Mexico, ce qui défie les prévisions, c’est la sensation de foule aux aguets (y compris à l’intérieur de soi-même) qui transforme les terribles prédictions en paysages en série. A la vitesse de la lumière, on ne voit pas bien ce qui se joue dans l’intimité, et à la vitesse de l’explosion démographique encore moins.
La mégalopole est forcément protéiforme, mais c’est dans l’extravagance de son développement architectural, dans la laideur des constructions autogérées, dans les kilomètres et les kilomètres que l’on parcourt sans rien rencontrer qui stimule ou satisfasse le regard que se trouve le grand dénominateur commun : le sentiment de provisoire qui se dégage de l’absence d’intentions esthétiques, chose du reste logique : l’homogénéité de l’urbain provient en grande partie de la hâte à habiter quelque part, du manque accablant de moyens, ce qui signifie littéralement : avec un peu chance, il reste encore une parcelle bâtie à la disposition du regard errant… Est-ce vraiment une bonne idée d’appeler l’habitat spontané « parcelles bâties » ?

Où se situe la dissidence dans l’ordre national ? Comment se fait-il que, malgré l’inégalité des forces en présence, ceux qui veulent s’investir en tant que citoyens persistent encore à se mobiliser ? Les leçons de décennies de contestation et celles de décennies d’exaltation des corrompus se complètent-elles ? Quelles possibilités la dissidence a-t-elle d’exercer le pouvoir à travers les rectifications des gouvernements ? Oui, on progresse : un courant démocratique gouverne la ville de Mexico, son assemblée des représentants vote la dépénalisation de l’avortement [en avril 2007] et le contrat d’union civile [en novembre 2006], on se dénude collectivement sur la place du Zócalo [18 000 personnes y ont posé nues en mai 2007 à l’initiative du photographe américain Spencer Tunick], la droite perd les batailles culturelles les unes après les autres. Et les mobilisations comptent, la dissidence a du poids dans la vie urbaine et s’est intégrée dans une large mesure à la vie quotidienne.

Le tumulte cache la foule, la confédération de cris dissimule la contestation, le sentiment d’indignation morale s’exprime par une pancarte ou un mot d’ordre. Selon les chiffres officiels, entre 2001 et 2006, il y a eu à Mexico une moyenne de 5,4 manifestations par jour, 65 % des manifestants réclamant des solutions à des problèmes d’ordre fédéral et 26 % adressant leurs revendications aux organes législatifs ou aux partis politiques.
À certains moments, on a l’impression que la ville entière est un foyer de dissidence, et à d’autres qu’il ne se passe rien. En général, on évoque l’œil du cyclone dans sa version postmoderne : si l’on ne veut pas que le cyclone nous surprenne, qu’il se déchaîne par secteurs, sous la forme de manifestations de riverains, de cortèges joyeux et furieux, du fait des revendications sectorielles. Manifestations et chaos circulatoire, défilés et paralysie urbaine. Oui, il y a des habitudes assignées à résidence, mais personne ne photographie deux fois la même foule.

Dans la capitale, et cela fait soixante-dix ans que cela dure, les quartiers populaires se multiplient, les chefs d’entreprise exigent des concessions et des avantages, l’État, soucieux du développement, synonyme de stabilité, ne met pas d’obstacles, et la ville s’étend indéfiniment – jusqu’à discréditer la notion de limites. Les mesures préventives ont-elles un effet ? La capitale est le lieu des ambitieux, des désespérés, de ceux qui cherchent à trouver une place à leurs coutumes hétérodoxes ou à leurs expériences artistiques ou à leur envie d’aller et venir de la clandestinité à l’anonymat, de l’anonymat à la clandestinité. Dans une grande partie du pays, on subit encore la répression du traditionalisme qui épie le voisin ; dans la capitale, au moins, on se fiche de ce que font les voisins parce qu’ils sont trop nombreux, qu’ils déménagent souvent et qu’on a du mal à se souvenir de leurs traits, sans parler de leur comportement (« Lupe, c’est qui déjà qui est gay dans l’appartement d’à côté ? Le père ou le fils ? »).

À Mexico, c’est le quantitatif qui domine, il y a tous ceux qui y naissent et tous ceux que la province expulse. Le centralisme paie ses malveillances et démesures en masses qui débarquent des cars et des trains et qui restent ici car l’idée de retourner au village est plus dure à supporter que le déracinement. Et le poids de l’assaut démographique crée ou annule goûts et prédilections, relativise les comportements, met en échec la morale traditionnelle.
La tradition et les luttes pour la conserver telle quelle en la rendant pire. Avant-garde et arrivée tardive au posthume. Et pourtant, Mexico est aux antipodes de ce qu’elle fut, cette capitale provinciale du pays voisin des États-Unis avec une culture nationaliste et des écriteaux intolérants : « Dans cette maison, nous sommes catholiques et nous n’acceptons de propagande d’aucune autre confession. » / « Les conférences déconstructivistes sont interdites. » / « Si tu n’as pas de blog, tu n’auras pas de descendance. »

Quel est le plan visible ou concevable d’une ville faite tout entière de disciplines imprévues et de rébellions quasi rituelles ? D’où proviennent l’ordre et le désordre de la ville ? Quelle est la dissidence observable dans l’Aire métropolitaine de la vallée de Mexico (ZMVM), constituée de la ville de Mexico, de 58 communes de l’État de Mexico et d’une commune de l’État d’Hidalgo ? (les chiffres [environ 20 millions d’habitants] sont trompeurs et, du fait des lacunes des recensements et du nomadisme, ils pourraient bien cacher 3 ou 4 millions d’habitants de plus).

J’insiste : quelles dissidences faut-il prendre en compte ? Les dissidences politiques et celles des minorités sexuelles, bien sûr, mais il y a aussi ceux qui vivent dans la pauvreté et la misère, ceux qui refusent les coutumes et les habitudes mentales de ceux qui se sont arrogé le monopole du « nous », ceux qui se demandent de façon rhétorique ou pas : « Que faire des pauvres ? » Il existe sans aucun doute un ordre majoritaire, une réglementation qui crée par moments une apparence de normalité, mais il y a aussi l’accumulation de délits quotidiens, le degré invraisemblable de violence domestique, la violence comme langage de la survie ou de l’impunité des élites, et puis il reste les angoisses du manque et de la surpopulation, qui créent leurs dissidences à partir de leurs limites ; les embouteillages, la pénurie d’eau, le jeu entre l’emploi qui s’évanouit et le chômage ou le sous-emploi qui s’incrustent dans la chambre qui est aussi le salon et la salle à manger. Cela, qu’on le veuille ou non, c’est aussi de la dissidence.

On a beau se plaindre que Mexico perd son identité, elle a toujours cette façon exceptionnelle d’intégrer et de souligner les différences et les similitudes. Si tant est qu’elle puisse avoir une unité, elle la tire des routines de la soumission, des pactes de civilité et de la peur de la sanction, mais encore plus des échecs de la discipline. Reparlons des 2,5 millions de voitures et d’un réseau de transports publics qui se réduit à mesure qu’augmente de façon exponentielle le nombre de voitures particulières. Les automobiles et les automobilistes sont les responsables les plus belliqueux des embouteillages et de la pollution atmosphérique, ils nuisent à la santé et à la productivité. Combien d’heures perd-on chaque jour dans les transports urbains ?

Ajoutons à cela la destruction minutieuse des écosystèmes et les 3 ou 4 millions de logements qui manquent. Et comment s’adaptent à la normalité inconcevable les 5 millions de personnes que transporte chaque jour le métro, les centaines de milliers de chômeurs, les légions de l’économie souterraine ? Si tout se mesure en millions, Mexico ne parviendra jamais à l’harmonie. Mieux vaut s’en remettre au hasard ou comme on voudra bien appeler les règlements inapplicables. Le plus souvent, l’ordre à Mexico vient de l’impossibilité de remarquer le désordre ou de tenter de l’enrayer.
Cela ne fait pas l’ombre d’un doute : Mexico est contrôlée par l’incontrôlable, et les gouvernants et les fonctionnaires de tous échelons ont le choix entre ce qui de toute façon finira par se faire, montrer de la bonne volonté en sachant que cela produira des résultats infimes, assumer la corruption comme péché et non comme délit… La ville s’organise en vertu de l’équilibre entre les pouvoirs et les dissidences, entre les excuses et les actes de résistance. Qu’est-ce qu’administrer la ville de Mexico ? D’abord, se tenir informé : on peut faire en sorte que la ville ne connaisse pas de grandes explosions, qu’elle dispose d’eau en quantité suffisante, qu’il n’y ait pas trop de gens qui dorment dans la rue et qu’elle ne fasse pas du chômage un tremplin pour la violence. Ça, ça peut se faire, quant au reste, que le ciel en réponde, pas moi.

Carlos Monsiváis, « Revista de la Universidad de México », Courrier international, n° 958, 12 mars 2009.


[1Huitzilopochtli est une divinité aztèque de la Guerre et du Soleil.

[2Tláloc : divinité de l’Eau.

[3Tenochtitlán est l’ancienne capitale de l’empire aztèque, sur le site de laquelle a été bâtie la ville de Mexico.