Ballade autour de Château-Rouge
par
Château-bouge
Le crack y côtoie les épices et les trafics en tout genre. Zone de non-droit pour les uns, creuset multi-ethnique pour les autres, le quartier déborde d’initiatives. Malgré l’insalubrité et les équipements défaillants, ses habitants y restent attachés.
Il a une matraque à la ceinture et une racine de manioc à la main. Le CRS agite le tubercule sous le nez de ses collègues amusés. Derrière eux, une Africaine en boubou brandit soutiens-gorge et strings en dentelle, un hindou secoue un seau rempli de piles, une vieille Asiatique vante son étal de poissons fumés. Bienvenue à Château-Rouge, là où l’on trouve, pêle-mêle, ignames, barracudas et porcs-épics ; faux Vuitton, Lacoste, Rolex et portables à 100 francs. « Là où ni le métro ni le bus ne pénètrent », dit Ahmed, 27 ans. « Là où les habitants s’entraident comme dans un village », dit Sylvie, 44 ans. Là où s’échangent aussi, à quelques mètres à peine du car de CRS, seringues, médicaments et galettes de crack.
Château-Rouge, c’est une dizaine de rues du nord de Paris, dans le XVIIIe arrondissement (Poulet, Panama, Suez, Léon, Poissonniers, Myrha...), 20 000 habitants, 30 nationalités. Pour certains, une « poudrière », une « zone de non-droit » ; pour d’autres, un « formidable creuset multiethnique ». Depuis la fin de l’été, le quartier a fait l’objet de plus d’une quinzaine d’articles et de reportages télé, tous dénonçant un « secteur laissé à l’abandon ». Les problèmes, pourtant, ne sont pas nouveaux. Accueillant ouvriers et immigrés depuis la fin du XIXe siècle, le quartier a toujours été une zone de débrouille, parfois de trafics, l’alcool au début du siècle, la prostitution dans les années 60, puis la drogue, les objets volés, les marchandises diverses. Mais l’arrivée des toxicomanes et des dealers de la place Stalingrad, l’installation d’un « marché aux voleurs » rue de Panama, la prolifération incontrôlée de commerces exotiques empiétant sur la voie publique ont aigri certains habitants. L’association Droit au calme, qui revendique 250 adhérents, s’est faite la porte-parole active de ce « mal-vivre », harcelant journalistes et politiques. Coïncidence ? Les deux principaux candidats aux municipales de mars, Bertrand Delanoë (PS) et Philippe Séguin (RPR), ont justement choisi de faire campagne dans l’arrondissement.
Marché exotique et « marché aux voleurs »
Le premier est élu de l’arrondissement (conseiller de Paris) depuis 1977. Le second a préparé son parachutage, quatrième sur la liste derrière la jeune Roxane Decorte, enfant du quartier. Son principal cheval de bataille : l’insécurité, que Daniel Vaillant, maire du XVIIIe et maintenant ministre de l’Intérieur, aurait laissée se développer sans contrôle.« Les politiques ont fait de Château-Rouge le lieu de fixation de tous les maux de Paris, on compte profiter du contexte pour que ça change », prévient François Lamude, président de Droit au calme. L’association, « apolitique » mais « refusant les membres d’extrême droite », s’est créée il y a un an pour protester contre le « marché aux voleurs » de la rue de Panama. « Des centaines de personnes qui s’échangent des objets volés, boivent, urinent et se bagarrent dans la rue », décrit Bernadette Delmotte, secrétaire de l’association. « C’est vrai que des types se soûlent, se battent à coups de bouteille et imposent leur façon d’être au quartier », reconnaît Sylvie, une habitante de la rue de Panama qui refuse d’adhérer à Droit au calme parce qu’elle « craint les amalgames ». « Mais ce n’est qu’une frange de la population, souvent des gens de passage. »
Le « passage », c’est à la fois le charme « On rencontre des amis venus de loin », dit Sylvie et le drame de Château-Rouge. Chaque week-end, des milliers d’Africains affluent de tout Paris et de la banlieue pour s’approvisionner au plus grand marché exotique de France. Les rues, souvent étroites, sont rapidement bloquées. Certains commerces utilisent des camions en double file pour stocker denrées ou détritus. Dans la cohue, des dizaines de vendeurs à la sauvette déballent objets volés, contrefaçons et parfois produits dangereux comme ces crèmes à blanchir la peau « fabriquées maison » qui brûlent l’épiderme. Quand l’ambiance bat son plein, certaines épiceries se transforment en débits de boissons. Rue des Poissonniers, le magasin Joël Photo a dû fermer : il vendait plus de bières que de pellicules.
Ces dernières semaines, pourtant, les rues de Suez et de Panama ont retrouvé un calme relatif. L’arrivée d’une deuxième compagnie de CRS quelques jours après la nomination de Daniel Vaillant au ministère de l’Intérieur et la multiplication d’opérations coup de poing dans les commerces y sont pour beaucoup. Ces descentes, baptisées « opérations interservices », réunissent inspection du travail, fisc, répression des fraudes, services vétérinaires, police et douanes. Elles ont entraîné en un an la fermeture de 34 commerces et la saisie de plusieurs tonnes de nourriture avariée.
Drogue et insalubrité
Parallèle à la rue de Suez, la rue Myrha n’abrite que peu de commerces, mais de très nombreux immeubles insalubres aux fenêtres murées et aux façades lézardées. Les habitants l’appellent « la rue de la drogue ». Sur le trottoir, des hommes immobiles sont attroupés. Certains discutent, d’autres observent. Le capitaine Patrick Lunel, responsable de la lutte contre la délinquance dans l’arrondissement, patrouille en voiture banalisée. « Là, vous venez d’avoir un échange d’argent. Lui, il deale le matin, on n’a jamais réussi à le serrer », commente-t-il. Il est 21 heures. La BAC qu’il dirige a mis en place un « dispositif » : un « chouf » (« observateur ») est sur les toits, cinq autres postés aux coins des rues. « Deux toxicomanes, descendent Poissonniers, trottoir droite, entend-on dans l’émetteur radio. Un dealer, trois quarts cuir, remonte rue Labat. » Les heures passent, plus de dix dealers présumés sont repérés, chacun reste à sa place. « Ce n’est pas aussi simple qu’on pense, explique Patrick Lunel. Les gens nous disent : "Je vois des dealers tous les jours, arrêtez-les." Mais pour qu’un dossier aille en justice, il faut assister aux transactions d’argent et de drogue, interpeller le dealer et le toxicomane, et surtout récupérer la galette de crack qu’ils transportent dans la bouche et avalent en cas de danger. » Vers 23 heures, l’émetteur s’affole : « Transaction angle Marcadet-Poissonniers, tox arrive boulevard Barbès, deal redescend rue Labat, banquier (celui qui reçoit l’argent, ndlr) sur place. » Patrick Lunel accélère, bondit hors de la voiture, saisit le toxicomane aux maxillaires pour lui faire cracher la fameuse galette. Vingt minutes plus tard, il la dépose sur le bureau de l’officier de police judiciaire. Si le toxicomane avait ingéré ces quelques grammes de drogue et de caoutchouc, banquier et dealer seraient repartis libres.Dans l’après-midi, Barbara Bertini et les neuf membres de Coordination 18, un « dispositif expérimental » financé par la Ddass, mènent un autre type d’action, à la rencontre des toxicomanes mais aussi des habitants dont les cages d’escalier sont squattées. « On essaie de responsabiliser les toxicomanes, explique la jeune médiatrice. Ils ont accepté, par exemple, de ne plus se shooter en face de l’école rue Richomme. On se rend dans les immeubles, on fait dialoguer habitants et usagers de drogue, pour que chacun surmonte son appréhension de l’autre. » Une action qui ne convainc pas Droit au calme. L’association dénonce « la concentration des structures d’accueil de toxicomanes dans le XVIIIe ». « Ce n’est pas les structures qui attirent les usagers, c’est les dealers », rétorque Barbara Bertini.
Jeunes et police
Au cœur de Château-Rouge, perpendiculaire aux rues de Suez, de Panama et Myrha, se trouve la rue Léon. Hervé Breuil y a ouvert en septembre 1999 un café-concert, l’Olympic. Quand on n’y joue pas, on y parle, du quartier, d’intégration, de relations entre habitants. « Ça sert à rien d’appeler la police à chaque fois », s’énerve Abass, 23 ans, face à un groupe d’habitants du 20 de la rue Léon, immeuble dont l’entrée est occupée et dégradée par une « bande de jeunes ». « Si vous les chassez, ils iront ailleurs, le problème reste intact. Il faut se demander pourquoi ces jeunes sont pas à l’école, pourquoi ils n’ont pas de travail, pourquoi ils dealent. » Un habitant soupire : « Ils ont cassé les vitres, tagué les murs, pissé partout, je me fais insulter tous les soirs. Je vous parle de notre peur quotidienne, pas d’une réforme de société ! » À la demande des habitants, le commissaire Roland Maucourant, responsable du XVIIIe arrondissement, s’est déplacé. Il soutient Abass. « On peut pas demander sans cesse à la police de faire de la répression. On a mis déjà beaucoup d’uniformes dans Château-Rouge. Maintenant, il faut développer la prévention, les partenariats avec l’Éducation nationale, les activités pour les jeunes encadrées par la police. » Le jeune homme l’interrompt : « C’est vrai qu’à un moment on faisait des activités avec des policiers, dans un bon esprit, des mecs ouverts, pas le flic stupide qui t’impose un rapport de force, ça nous a franchement aidés. » Le commissaire sourit. Pas longtemps. « Mais il y a toujours les flics qui te contrôlent cinq fois par jour parce que t’es un jeune Black, reprend Abass. Qui te fouillent, te disent "tu", te frappent sans raison. »Abass parle aussi de l’école, des profs qui renvoient son petit frère « pour un rien », qui ont « complètement lâché l’affaire ». « Les écoles du coin sont dans un état lamentable, faut vraiment être dans une démarche militante pour y laisser son gamin », reconnaît Hervé Breuil. Louise et Patrick Marty, professeurs de musique à l’origine d’un projet baptisé « Le civisme en chanson » dans les écoles du quartier, aimeraient bien dire le contraire. « Il y a des instits formidables, assurent-ils en chœur. Mais aussi beaucoup de violence et pas un seul petit copain-copine blanc dans la classe. L’année dernière, notre fille de 8 ans est rentrée de l’école en pleurant. Elle s’était fait tabasser parce qu’elle avait "traité" les chaussures d’un camarade : pour "Nike", elle avait prononcé "nic". » Et de « nic » à « nique »...
L’école démissionnaire, le manque d’infrastructures (de 1996 à 1999, la rue Léon n’a pas eu d’éclairage), les ordures qui jonchent les trottoirs... Même les habitants les plus « amoureux » de Château-Rouge parlent de quartier sacrifié. « La Mairie de Paris a coupé tous les crédits en 1995, quand Juppé a été battu par Vaillant », regrette Michel Neyreneuf, président de l’association d’habitants Paris-Goutte-d’Or. « Le plan de rénovation de la Goutte-d’Or Sud a pu être mené à bien. Mais celui de Château-Rouge la Goutte-d’Or Nord a été considérablement réduit, et les habitants attendent encore les travaux. » Les crédits ont pourtant été votés, les enquêtes publiques bouclées et une trentaine d’immeubles devraient être détruits et reconstruits d’ici à 2004. « C’est insuffisant », reconnaît Christophe Caresche, premier adjoint au maire du XVIIIe. Rien n’est prévu, en effet, pour quinze autres immeubles insalubres où des familles nombreuses s’entassent dans quelques mètres carrés. « On fait de l’aide sociale, du soutien scolaire, de l’alphabétisation, dit Christine Ledésert, présidente de l’association Accueil Goutte-d’Or. Mais comment progresser si le bâti ne suit pas ? »
Depuis neuf ans dans le quartier, Christine reconnaît « le rôle de soupape » que jouent les associations. Il en existe plus d’une vingtaine. « Château-Rouge a des problèmes, mais c’est un quartier qui déborde d’énergie, dit Christophe Caresche. Pas de risque de déshérence comme dans certaines banlieues. C’est au contraire la vitalité, la suractivité qu’il faut gérer. » Pas de doute, Château-Rouge vit. Le CRS qui tripote la racine de manioc aura des choses à raconter lorsque, dans quelques jours, il rentrera chez lui, à Toulon ou à Avignon. Les habitants, eux, veulent rester. « Pour construire du joli à la place du moche », dit Renée, 75 ans. « Parce qu’ici on est plus libres qu’ailleurs », chantent Louise et Patrick. « Parce que ras le bol des quartiers chinois, hindous ou africains, conclut Abass. On veut rester le quartier tout mélangé ».
Ondine Millot, « Château-bouge », Libération, 13 janvier 2001. http://www.liberation.fr/france/2001/01/13/chateau-bouge_350872