Doc. : le siège de Sarajevo
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La ville de Sarajevo, capitale de la Bosnie, a été assiégée de 1992 à 1995. La situation était un peu plus complexe que l’affrontement entre l’Armée bosno-serbe (assiégeante) et celle bosniaque (assiégée) : s’y rajoutent des casques bleus, des mafieux locaux, des djihadistes arabes, des volontaires russes, des journalistes en reportage, des politiques en promenade, etc. Et surtout il n’y a pas vraiment de camps « gentil » et « méchant ».
Consigne : à travers l’analyse des deux documents, vous montrerez quels furent les enjeux du siège de Sarajevo pour les différentes forces militaires présentes.
• Méthode : l’étude critique
Un siège de quatre ans, aux objectifs politiques et médiatiques
Du point de vue des Serbes de Bosnie, c’est l’image d’une ville assiégée qui, réduisant la question des musulmans de Bosnie à une ville, constitue l’élément clé d’une stratégie visant à donner aux Serbes une importance bien supérieure à leur poids démographique en Bosnie-Herzégovine. Par sa taille, par l’importance du dispositif militaire déployé autour de la ville, par l’usage de l’artillerie, le siège pouvait servir la cause des Serbes de Bosnie en insistant sur leur toute-puissance. La focalisation sur Sarajevo leur a en outre permis, à l’abri d’une couverture médiatique, de mener à bien des exactions sur le reste du territoire. Finalement, même si le siège a mobilisé des forces, militairement, il est rapidement apparu que les Serbes de Bosnie, même appuyés par la Serbie, n’étaient pas en mesure de prendre la ville par la force. La prise de la ville, pour inenvisageable qu’elle fut dès l’installation des forces de l’ONU et l’organisation de l’armée bosniaque, n’en demeurait pas moins un objectif militaire et politique final tant la ville était devenue symbole même de la lutte entre Serbes et Bosniaques.
Pour les Bosniaques, le rôle joué par le siège de Sarajevo n’a pas été négligeable dans la poursuite de leurs objectifs stratégiques. Assiégée, la ville prenait valeur de symbole pour le bien-fondé de leur cause. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la volonté maintes fois affirmée des leaders politiques et militaires bosniaques de maintenir la population dans la ville, en particulier après un important exode de la population (on estime à 150 000 le nombre de citadins à avoir quitté la ville au début du conflit), remplacée par des ruraux issus d’enclaves musulmanes conquises par les Serbes. Dans ce transfert de population et dans l’interdiction de quitter la ville, il faut lire l’intégration du siège dans la stratégie bosniaque. Perdre la ville devient l’équivalent géographique de perdre la guerre. Tactiquement parlant, ne pas faire « ville ouverte » constituait aussi un moyen de fixer une partie des effectifs militaires et de l’armement des forces serbes autour de la ville, le siège devenant une sorte de point de fixation des forces serbes alors que la défense de la ville ne nécessitait pas un engagement militaire équivalent.
Les deux logiques militaires, orchestrant, à des fins politiques et stratégiques (au sens militaire du terme), une couverture médiatique intense, ont donc d’une certaine manière contribué au statu quo pendant presque quatre ans. C’est probablement de cette intégration du symbole dans la stratégie, autant que dans la présence d’une force d’interposition, qu’il faut comprendre la durée du siège et son absence d’évolution.
Regnier Paul-David, « Sarajevo, les géographies d’un siège. Fonctionnement, valeur symbolique et recomposition des espaces urbains en temps de guerre », Cités, n° 32, 4/2007, p. 83-92.
→ www.cairn.info/revue-cites-2007-4-page-83.htm
RETEX [1] des casques bleus français
– La guerre de Bosnie-Herzégovine est souvent présentée comme un « choc », non seulement pour la violence des combats, des massacres de masse et des déplacements forcés, mais aussi pour le « retour » de la guerre de siège et de l’enfermement de populations dans leur ville. Comment les militaires français vont-ils s’adapter à cette guerre urbaine si particulière, qui intervient dans l’immédiat après-guerre froide, dans le cadre d’une intervention sous l’égide des Nations unies avec un mandat restrictif (Forpronu) ? Quelles missions pour l’Armée française dans Sarajevo assiégée ?
Colonel Goya – Il faut rappeler le contexte de la guerre de Bosnie-Herzégovine : lorsqu’elle est déclenchée, nous sommes dans l’immédiat après-guerre froide. La notion classique de victoire sur le champ de bataille avait disparu, avec des décennies où l’objectif majeur était de dissuader le Pacte de Varsovie d’envahir le sol national.
L’armée de terre française était alors partagée en deux forces aux cultures spécifiques : le « gros » des troupes tourné face à l’Est dans un contexte d’affrontement bipolaire et de politique de défense nucléaire ; et la « petite » force professionnelle formée pour faire des interventions.
La Bosnie-Herzégovine va être le théâtre d’opérations où ces deux forces, ces deux cultures se rejoignent. L’expérience du 21e RIMa (auquel j’appartenais) [2] à Sarajevo est celle d’un régiment professionnel, marqué, pour ses cadres les plus anciens, par l’intervention à Beyrouth de 1982 à 1984, un échec qui a coûté 92 morts en 18 mois.
Beyrouth a permis une double expérience pertinente pour appréhender Sarajevo : il s’agissait d’une part d’une mission d’interposition, d’autre part d’une intervention en contexte urbain. Sans être une « nouvelle » forme d’intervention, le contexte urbain est particulier, puisqu’à l’exception de Beyrouth, l’Armée française a peu d’expériences de combats en ville (si ce n’est quelques cas en Afrique, qui étaient des combats très limités en volumes et dans le temps). Les forces d’interventions et l’armée d’appelés se sont retrouvées, en Bosnie-Herzégovine, confrontés à cette difficulté du terrain urbain.
Néanmoins, la perception de ce terrain et de la mission a été différente pour ces deux cultures militaires. L’obsession de ne pas reproduire Beyrouth a constitué un « terreau » pour l’armée professionnelle. Les appelés volontaires sont entrés dans cette guerre avec un contexte psychologique différent, avec l’idée de mission humanitaire. La confrontation avec la réalité a été plus difficile. L’expérience a été globalement assez mal vécue, mais à des degrés très différents.– Tandis que les Français découvraient dans la presse cette guerre au cœur de l’Europe dont les images ont choqué l’opinion publique, vous découvriez un autre Sarajevo : quel décalage entre cette représentation médiatique et la confrontation au quotidien de cette guerre ?
Colonel Goya – Je dirais que les médias donnaient une vision cubiste de cette guerre (avec une dichotomie « gentils vs méchants »), alors que la réalité donnait à voir une vision expressionniste. La guerre civile avait gagné l’intérieur de la ville, où la réalité partageait ancienne nomenklatura et services associés, mafieux et population civile qui tentait de survivre. La vie sur place faisait une grande place au cynisme et à l’égoïsme. J’avais calculé que sur le kilo de nourriture par jour et par habitant qui parvenait par l’aide humanitaire dans la ville, chaque habitant n’obtenait que 160 g/jour, le reste étant détourné et revendu par les intermédiaires, parfois à l’extérieur. Le rôle des mafieux a profondément affecté le quotidien dans la ville. Le poids de la rumeur a également beaucoup joué sur la galvanisation des tensions et des haines intercommunautaires.
Cette intervention à l’intérieur d’une ville en siège en ayant pour mission de la protéger était surréaliste. Les Serbes avaient déjà accepté que la Forpronu gère l’aéroport mais à condition que celle-ci participe au siège en empêchant la population de fuir. Mon bataillon de son côté était censé protéger la ville mais à partir d’une patinoire (le complexe sportif de Skanderja) et sans pouvoir organiser des positions de combat, ni même se coordonner avec les vrais défenseurs. Notre présence était plus symbolique qu’autre chose.
Les militaires arrivant dans Sarajevo assiégée étaient également peu informés sur les réalités de cette guerre : la médiatisation du conflit en métropole ne donnait pas de « clés de lecture ». Les médias se sont focalisés sur les tensions intercommunautaires, oubliant par exemple les tensions entre les urbains sarajevins et les paysans des alentours, au niveau de vie bien moindre. Le siège de Sarajevo avait aussi un caractère de jacquerie autour d’un château fort. Dans les campagnes, des discours contrela ville, lieu de « l’envahissement arabe », étaient prégnants.– Souvent contestée, la mission de la Forpronu est pour le moins paradoxale, comme le montre l’exemple de la mission sur l’aéroport. Avec le recul, comment qualifieriez-vous cette mission ?
Colonel Goya – La Forpronu a été utilisée et manipulée, que ce soit tactiquement ou logistiquement. Un exemple probant après celui de l’aéroport : la mission sur le mont Igman, où la Forpronu a remplacé les Serbes et tenu les positions à leur place. Cette mission maintenait de fait la ligne de front, la figeait, tout en permettant aux Serbes de déployer leurs rares troupes de choc ailleurs. Le pillage des ressources humanitaires parvenant par le biais des Nations Unies a également « nourri » l’économie de guerre, ces flux devenant pour les belligérants des sources importantes en matériels et en approvisionnement.– Les interventions militaires dans les Balkans peuvent-elles aujourd’hui « faire école » ? Quel RETEX aujourd’hui pour les opérations en cours et à venir ?
Colonel Goya – La Bosnie-Herzégovine est la plus grande opération post-guerre froide et la seconde, après l’opération Daguet dans le Golfe persique : les Balkans vont être la matrice de la nouvelle Armée française professionnelle. Tous les chefs actuels y ont effectué au moins une mission. Les Balkans vont ainsi modeler la doctrine de la stabilisation, telle que formalisée par le centre de doctrine d’emploi des forces avec le document FT-01 (2007), avec ses brèves phases de coercition (IFOR en Bosnie-Herzégovine en 1995, Force Alliée au Kosovo en 1999) suivies de très longues phases de stabilisation, qui sont des missions de sécurisation, sans ennemi.
Ce sont des missions pleines d’ambiguïté. […]– Sarajevo 1992 / Homs 2012 : la guerre de siège a marqué les 20 dernières années. L’expérience dans Sarajevo assiégée peut-elle aujourd’hui aider à comprendre les enjeux tactiques et opérationnels de la guerre urbaine ?
Colonel Goya – Avec Sarajevo, la stratégie de siège réapparaît. Il faut rappeler que la ville s’y prête, du fait de sa topographie particulière. Ce n’est pas le cas de Bagdad ou Kaboul, par exemple, qui sont d’immenses « villes-éponges » aussi peuplées que certains pays. Mais les éléments topographiques ne peuvent, seuls, expliquer un siège : la volonté de résistance (Fallujah en 2004) ou la non-volonté (Bassora en 2003) impactent sur le « destin » de ces villes assiégées. Il existe également plusieurs types de sièges urbains. On peut d’ores et déjà en distinguer deux grands types : le siège « à la russe » où l’avenir de la population n’a aucune importance pour l’assiégeur (Grozny) ; le siège mené par une armée pour qui la population civile ne doit pas être impliquée (Fallujah). Homs est un exemple emblématique du siège comme guerre d’usure.
On est loin du dogme militaire qui a longtemps dicté qu’il valait mieux éviter la ville : on ne peut plus désormais. Si je devais proposer une typologie des combats urbains, je distinguerais quatre villes :
1. Mogadiscio 1993.
C’est une opération militaro-humanitaire où se couple mission humanitaire et mission de protection des humanitaires. Il s’agit aussi d’intervenir dans le contexte des villes africaines, marqué par l’utilisation de la foule, le mélange combattants/famille, les engluements, les mouvements de foule d’un bout à l’autre de la ville. Tactiquement, se pose constamment la question de savoir comment vont évoluer ces villes. Les enjeux tactiques sont multiples : pénétrer/sortir, vivre à l’intérieur, se déplacer.
2. Grozny 1995
C’est un choc d’un point de vue tactique : l’armée russe va se retrouver totalement bloquée par des miliciens très motivés. C’est aussi un choc politique : cinq ans plus tôt, les Occidentaux sont encore focalisés sur une possible invasion militaire par l’URSS, et la première bataille de Grozny fait découvrir la réalité de la situation militaire russe. Grozny est aussi un cas emblématique de l’usage des nouvelles technologies de communication, qui vont « doper » les mouvements de rébellion urbains, notamment en leur permettant une coordination optimisée avec peu de moyens. C’est également la logique à Jbeil au Sud-Liban, impossible à prendre pour les Israéliens en 2006. A l’opposé, la deuxième bataille de Grozny en 1999 va être le théâtre de déploiement du « rouleau compresseur » russe.
3. Les villes irakiennes de 2004 à 2005
En Irak, il s’agit, dans un premier temps, pour les Américains, de modeler la ville par une approche globale faite d’alliances préalable avec les acteurs locaux, de pression souvent aérienne sur les groupes rebelles mais aussi sur la population qui est ainsi « invitée » à quitter les lieux, suivi d’une prise brutale par raid et d’une présence permanente. La deuxième bataille de Fallujah, fin 2004, est un siège qui fait « école ». La ville est quasiment vide (la population a fui). Va être déployé un « rouleau compresseur » sophistiqué, bien plus subtil que celui des Russes à Grozny.
4. Bagdad 2006
À Bagdad, prendre la ville en 2003 ne posa aucun problème. La bataille pour le contrôle de la ville, de 2004 à 2005, elle, fut plus complexe. Le rétablissement de la sécurité lors de l’éclatement de la guerre civile en février 2006 pris deux ans. La ville de six millions d’habitants était la proie d’une guerre souterraine entre djihadistes et mahdistes faite de purification confessionnelle de quartiers, d’attentats, d’assassinats, de rackets…Rétablir la sécurité imposa la présence de 40 000 soldats américains, d’autant de miliciens sunnites du mouvement du Réveil et d’au moins 80 000 soldats irakiens, soit un homme pour 40 habitants environ. Ces hommes, il a fallu les mixer, pour associer la connaissance du milieu des Irakiens et les moyens des Américains, puis les faire vivre dans les quartiers. Ce n’est au prix de mois de présence dans les quartiers, eux-mêmes cloisonnés par de grands murs que la sécurité est revenue. Pour réaliser une telle performance, l’armée de terre française au complet aurait été nécessaire. Les petites armées professionnelles ne sont plus à l’échelle des grandes villes.
L’aspect quantitatif n’est qu’une part du problème. Le problème majeur est surtout le décalage entre la peur des pertes des politiques occidentaux et le sens, voire le culte du sacrifice, de certains adversaires.
On a bien essayé de remplacer ce combat rapproché qui fait peur (aux politiques, pas aux militaires) par des feux précis à distance. Ce n’est pas suffisant, loin s’en faut. Les Israéliens ont eu le sentiment de pouvoir contrôler à distance le Sud Liban et la bande de Gaza après les avoir évacué. Mais les feux à distance ne sont vraiment efficaces que contre des armées régulières. Ils le sont beaucoup moins contre des mouvements de miliciens que rien ne distingue de la population civile, qui, de ce fait, est frappée, ce qui rend l’action israélienne très impopulaire. Dans l’exemple récent en Libye, les tirs à distance à Tripoli ont préparé la chute de Khadafi, mais n’ont pas suffi. Il faut à un moment donné pénétrer dans une grande ville, et cela peut prendre des mois.
Cela marque un retour à la guerre lente, et l’on peut faire un parallèle avec la guerre du XVIIIe siècle (géométrique, technique, avec moins de manœuvres, mais beaucoup plus de calculs...), qui a donné l’apparence de la certitude à l’époque. Il ne faut pas oublier cependant que les armées professionnelles des guerres en dentelle, où le soldat « était rare et cher » ont été défaites par les soldats révolutionnaires souvent amateurs mais motivés jusqu’au sacrifice.
Entretien du colonel Michel Goya avec Sophie Dagand et Bénédicte Tratnjek le 25 avril 2012, publié dans « L’Armée française face au siège de Sarajevo, le combat urbain dans la pensée tactique et opérationnelle », Lettre de l’IRSEM, n° 5, Institut de recherche stratégique de l’École militaire, 2012. → http://www.defense.gouv.fr/irsem/publications/lettre-de-l-irsem/les-lettres-de-l-irsem-2012-2013/2012-lettre-de-l-irsem/lettre-de-l-irsem-n-5-2012/releve-strategique/dossier-special-les-20-ans-du-siege-de-sarajevo-les-balkans-un-laboratoire-pour-la-pensee-strategique/l-armee-francaise-face-au-siege-de-sarajevo-le-combat-urbain-dans-la-pensee-tactique-et-operationnelle
[1] RETEX : retour sur expérience.
[2] Michel Goya est alors lieutenant, avec fonction de chef de section au 21e régiment d’infanterie de marine, à Sarajevo de juillet 1993 à janvier 1994 ; il passe au grade de capitaine en 1994.