La division Daguet en 1990-1991
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La division Daguet correspond à la participation française à la guerre du Golfe de 1990-1991. Les documents ci-dessous illustrent d’une part comment cette grande unité a été intégrée au sein d’une coalition internationale, d’autre part que malgré des moyens relativement légers, elle a rempli sa mission avec efficacité.
Lancement de l’opération Daguet
Pierre Bayle. – Mon Général, comment ça vous est tombé dessus, de commander cette force française projetée en Arabie saoudite ?
Général Michel Roquejeoffre. – Lorsque l’Armée irakienne a envahi le Koweït le 2 août 1990, les États-Unis ont dépêché trois jours après la 82e Airborne [1] pour défendre le territoire saoudien. En France, sous les ordres de l’EMA [2], l’état-major de la Force d’action rapide (FAR), que je commandais, a commencé à planifier des opérations. L’idée était de projeter un élément aéromobile constitué à partir de la 6e DLB et de la 4e DAM [3], avec une composante logistique, renforcé par une vingtaine d’avions de combat. Les travaux ont duré tout le mois d’août, en attendant une décision politique. Celle-ci est intervenue lorsque les Irakiens ont envahi et saccagé l’ambassade de France à Koweït City, le 14 septembre. Dès le lendemain, le président Mitterrand décide de lancer l’opération Daguet [4] […].
Cette force devait être commandée par un général d’un niveau suffisamment élevé pour pouvoir discuter avec ses interlocuteurs saoudiens, s’agissant alors d’un engagement bilatéral. C’est pourquoi, même si la force était dimensionnée à 6 000 hommes au départ (15 000 hommes après les renforcements), on a placé à sa tête un général de corps d’armée chargé d’une mission politico-militaire. Et c’est moi qui ai été désigné, tout simplement parce que cette force était constituée à plus de 80 % d’éléments de la FAR […]. J’ai donc été nommé le 17 septembre et dès le 19 je me suis envolé pour l’Arabie saoudite. Et là encore, une première : je suis parti sans troupes…P. Bayle. – Pourquoi a-t-on choisi la FAR, et pas un corps blindé mécanisé, plus puissant face à une armée irakienne suréquipée ?
Général Roquejeoffre. – L’explication est basique. La décision politique avait été prise de n’envoyer que des engagés, et les professionnels étaient alors regroupés au sein de la FAR.P. Bayle. – Et comment vous ont accueilli les Américains ?
Général Roquejeoffre. – Dès mon arrivée, j’ai demandé sous le couvert du général Schmitt à rencontrer le général Norman Schwarzkopf, commandant en chef des troupes américaines. Notre rencontre a été très agréable, très fraternelle, même. C’est un personnage très ouvert – étant jeune, il avait beaucoup voyagé avec son père attaché militaire – très compréhensif et très intéressé par l’armée française, notamment la Légion étrangère. Notre premier contact a donc été très bon.
Il m’a demandé : vous mettez quoi, sur le terrain, c’est quoi la FAR ? Lui commandait le Central Command [5], […]. Je lui ai expliqué : « nous avons une force très mobile qui en défensive contre-attaque, en offensive lance des actions dans la profondeur, renseigne et flanc-garde ». Les Américains n’avaient pas l’équivalent. Schwarzkopf a tout de suite perçu l’avantage qualitatif qui gommait une éventuelle insuffisance quantitative. En comparaison, les Britanniques avaient une grosse force blindée alors que les Français amenaient une force rapide et mobile, relativement puissante. […]
Interview du général Michel Roquejeoffre par le journaliste Pierre Bayle, sur pierrebayle.typepad.com.
Nouveaux ordres offensifs
Le Président de la République ayant donné son accord à l’engagement des forces françaises dans les opérations offensives visant à libérer le Koweït, je vous autorise dès réception :
PRIMO : à placer vos forces aériennes sous contrôle opérationnel d’AFCENT [6] pour l’exécution des missions offensives aériennes dans les conditions que je vous ai fixées, à savoir :
ALPHA : raid Jaguar sur Al Jaber [7] le D-Day,
BRAVO : attaque d’objectifs côtiers situés au Koweït pour D + 1 et D + 2,
CHARLIE : à partir de G - 4, attaque d’objectifs situés en Irak dans la zone prévue pour l’engagement de la division Daguet,
DELTA : à partir de G-Day [8], appui de l’offensive des forces alliées avec priorité à l’appui de la division Daguet.[…] ALPHA : faire mouvement […] vers une zone de déploiement d’attente dans la région de Rafha ; arrivée en ZDA [9], s’entraîner en vue des opérations ultérieures avec les éléments du 18e corps américain […],
BRAVO : y couvrir face au nord le déploiement du 18e corps,
CHARLIE : lors de l’engagement des forces terrestres (G-Day) :
CHARLIE UN : dans un premier temps :
– prenant sous contrôle opérationnel une brigade de la 82e division aéroportée et une brigade d’artillerie,
– bénéficiant des feux de deux brigades d’artillerie,
chargée de l’effort principal du 18e corps, attaquer et détruire les forces irakiennes d’As Salman.
CHARLIE DEUX : dans un deuxième temps :
– renforcée de moyens restant à déterminer : prendre le contrôle du terrain d’aviation et du nœud routier d’As Salman pour permettre l’établissement des lignes de communication du 18e corps, couvrir le 18e corps sur son flanc ouest et assurer la sécurité de ses flux logistiques.
Ordres n° 11/DEF/EMA/EMP.3 du chef d’état-major des armées, le général d’armée Maurice Schmitt, pour le général de corps d’armée Michel Roquejeoffre, commandant les forces françaises en Arabie saoudite, le 16 janvier 1991.
Application
P. Bayle. – Comment a joué la composante aérienne ?
Général Roquejeoffre. – [...] dans la première vague de l’offensive aérienne, il y avait 12 Jaguar français. Mais pas de Mirage F1, pour la raison que les Irakiens avaient les mêmes, et que les nôtres risquaient d’être pris à partie par la coalition à leur retour de mission sur l’Irak. En fait ils ont pu sortir après les trois premiers jours de l’offensive aérienne, une fois que les F1 irakiens ont été anéantis. […] Nos avions ont décollé avec les autres à l’aube du 17 janvier.
Nos Jaguar étaient vieux, mais les pilotes étaient excellents avec un très bon système d’armes, puisqu’ils pouvaient tirer le missile AS-30L guidé laser.P. Bayle. – Les opérations se sont déroulées beaucoup plus vite que prévu ?
Général Roquejeoffre. – Pour nous, au lieu de mettre trois semaines pour arriver à Al Salman, nous y sommes arrivés en 48 heures ! La division Daguet était articulée en deux groupements, à l’ouest, le 1er régiment de spahis, le 1er régiment étranger de cavalerie, le 2e REI, et à l’est, le 4e dragons et le 3e RIMa, appuyés par des gazelles HOT. Nous avons été surpris, mais parce qu’il nous manquait un élément d’appréciation. Pour évaluer un adversaire, il faut en connaître le nombre, l’équipement et l’état psychologique. Par les moyens de détection techniques (satellites, avions, renseignement d’origine électromagnétique), nous avions une vision détaillée de la situation quantitative, mais aucun élément d’appréciation qualitatif sur l’état moral des Irakiens. Or nous avions délibérément renoncé au renseignement humain dans notre secteur, car nous ne voulions pas que les Irakiens devinent que nous étions en face.
Quand nous sommes entrés en Irak, nous sommes tombés sur des soldats abandonnés par la majorité de leurs cadres – il y a eu très peu d’officiers faits prisonniers –, épuisés par la guerre Iran-Irak qui avait duré huit ans, démotivés, en majorité chiites et dont aucun n’avait envie de se battre. D’où notre surprise d’avancer si vite. On a été tellement rapides que c’est moi qui ai annoncé à Schwarzkopf, dans la War Room à laquelle j’avais accès quotidiennement, que nous avions atteint la position de Rochambeau dès la première nuit. Il a dit : « mais alors il ne faut pas vous laisser seuls, il faut déclencher la deuxième vague ! » Et ça a été tout un problème avec le patron du 7e CA US qui lui a répondu : « ce n’est pas planifié comme ça, nous ne sommes pas prêts ! » […]
Interview du général Michel Roquejeoffre par le journaliste Pierre Bayle, sur pierrebayle.typepad.com
Les actions préliminaires ont été décidées et s’engageront avant le D-Day, fixé le 24 février. Il s’agit de l’infiltration de nos commandos en vue de saisir des renseignements dans les premiers kilomètres, et de la conquête d’un escarpement rocheux qui se trouve devant nos unités et qui pourrait poser problème. Cela se déroule le 22 février, sans opposition. Le 23, profitant de cet espace acquis sur la frontière irakienne, je déploie le premier échelon d’assaut en Irak ; mon PC se trouve donc en territoire ennemi le 23 février, dans la nuit. Je donne alors l’ordre d’engagement : s’agissant des Français, cet ordre est décidé pour 5 h 30, heure locale. Cette nuit-là, les conditions météo sont stables et peuvent favoriser des frappes chimiques au lever du jour ; nous redoutons un raid de l’artillerie irakienne le long de l’axe « Texas » [10] ou un épandage chimique de l’aviation à réaction irakienne ou par des avions légers.
La journée du 24 est marquée par la destruction du môle principal [11]. Il s’agit d’une manœuvre de contournement puis d’attaque latérale par le groupement est sur l’axe principal, tandis que le groupement ouest s’infiltre largement avec comme objectif, plus au nord, As Salman. Le 24 au soir, nous sommes sur notre objectif. Je dois arrêter la progression en raison de l’imbrication des unités et surtout parce qu’une forte tempête de sable s’est levée.
À l’aube, l’offensive reprend pour le deuxième temps. Alors que l’échelon central continue son attaque le long de l’axe « Texas », en direction d’As Salman, le groupement ouest aborde l’aérodrome d’As Salman et le carrefour routier, pour s’en emparer vers 17 heures. Je me porte immédiatement avec mon PC avancé, derrière les premiers échelons d’assaut.
Le 25 au soir, nous sommes maîtres de notre objectif. Le 26, nous fouillons le village d’As Salman et complétons notre déploiement dans la zone afin de permettre aux Américains de déboucher vers l’est à partir du village d’As Salman. Le cessez-le-feu intervient le 28 février à 9 heures, ainsi que l’arrêt des opérations.
Audition du général de brigade Bernard Janvier, commandant de la division Daguet, le 12 décembre 2000. Publié dans le Rapport d’information du 15 mai 2001 sur les conditions d’engagement des militaires français ayant pu les exposer, au cours de la guerre du Golfe sur www.assemblee-nationale.fr
Résultats
– 2 956 prisonniers irakiens ;
– 20 chars T-55 et T-62 détruits ; deux chars T-72 capturés ; 17 blindés légers détruits ;
– 114 camions détruits et sept capturés ;
– 26 pièces d’artillerie détruites et 40 récupérées ; 70 mortiers de 82 mm et 120 mm capturés.
Source : La guerre du Golfe (1990-1991) : Opération Daguet sur archives.ecpad.fr
- Jacques BURGART, né le 4 mars 1960 à Colmar, maréchal des logis-chef au 13e RDP, mort par accident de voiture le 13 novembre 1990 dans le camp militaire Khaled ;
- Frédéric Noël Marcel AMISSE, né le 25 décembre 1962 à Saint-Germain-en-Laye, lieutenant pilote de chasse, mort par crash de son Mirage F1-CR lors d’un entraînement le 7 décembre 1990 dans la province d’Al-Hassa ;
- Justin Louis Désiré GUICHARD, né le 7 août 1955 à Saint-André (La Réunion), sergent-chef au 19e régiment de commandement et de soutien, mort d’une crise cardiaque le 12 janvier 1991 sur la base de Miramar ;
- Eric Charles CORDIER, né le 6 mai 1966 à Verdun, caporal-chef au 1er RPIMa, mort par explosion d’une cluster-bomb le 26 février 1991 dans le fort d’As Salman en Irak ;
- Yves Cyrille SCHMITT, né le 16 novembre 1958 à Mulhouse, sergent au 1er RPIMa, mort le 26 février 1991 à Al Salman ;
- Gérard François Salvador SUDRE, né le 8 août 1950 à Trèves, adjudant-chef au 6e RGT, mort par explosion d’une mine le 31 mars 1991 à Riyadh en Arabie saoudite ;
- Nguyen VAN SUONG, né le 3 décembre 1955 à Saïgon, légionnaire au 6e REG, mort par explosion d’une mine le 29 avril 1991 à Koweït City (opération MONUIK) ;
- Pascal Henri Marcel COUCI, né le 18 mars 1965 à Maubourget (Hautes-Pyrénées), brigadier-chef au 708e groupe des essences, mort par accident de véhicule le 18 mai 1991 à Batman en Turquie ;
- Pascal Philippe André Désiré DE LA COUR, né le 19 septembre 1971 à Coutances, brigadier au 517e régiment du train, mort par accident de véhicule le 21 mai 1991 à Silopi en Turquie (opération LIBAGE) ;
- Mouloud MEDJADBA, né le 18 mars 1951 à Alger, adjudant-chef au 17e RGP, mort par explosion le 24 mai 1991 à Deralok en Irak (opération Libage).
Source : Base de données des militaires décédés en OPEX, sur www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr
[1] La 82e division aéroportée est une division de l’Armée des États-Unis. Elle est composée d’unités légères (pas de chars lourds) et mobiles (des bataillons de parachutistes).
[2] L’EMA désigne ici le chef d’État-Major des armées, à l’époque le général d’armée Maurice Schmitt.
[3] La 6e division légère blindée fournissant les moyens terrestres (infanterie mécanisée et blindés, tandis que la 4e division aéromobile apporte les hélicoptères de combat.
[5] L’United States Central Command désigne le commandement unifié de toutes les forces armées étasuniennes au Moyen-Orient.
[6] AFCENT désigne le United States Air Forces Central Command, c’est-à-dire le commandement des forces aériennes étasuniennes pour le Moyen-Orient.
[7] Al Jaber est une base aérienne située au sud-ouest de Koweït City, alors occupée par les forces irakiennes.
[8] Ground-Day désigne le premier jour de l’offensive terrestre de la coalition.
[9] ZDA : zone de déploiement avancé, situé au nord de Rafha, soit à proximité de la zone de départ de l’offensive.
[10] La route nord-sud passant par As Salman a été surnommée par les états-majors américains la « MSR Texas » (main supply road) car devant servir pour la logistique.
[11] Le « môle principal » de défense irakien correspond à ce que les planificateurs ont appelé la « position Rochambeau », formée de trois points d’appui tenus chacun par un bataillon de la 54e division d’infanterie irakienne.