Doc. : un village d’Alsace
par
Consigne : après avoir présenté les documents, vous ferez une analyse comparée en ayant un regard critique.
Dessins de Jean-Jacques Waltz, dit Hansi, publiés dans L’Illustration, n° 3935, 3 août 1918, p. 113-116.
• Méthode : l’étude critique
Deux images dédiées par Hansi aux partisans d’un plébiscite
Voici deux images dédiées par Hansi « aux petits enfants de France » mais qui peuvent être étudiées et méditées par les grands enfants de tous les pays. Sous une forme volontairement naïve et schématique, dans une technique dont la bonhomie et le joyeux coloris rappellent plaisamment la manière des imagiers d’Épinal, l’artiste alsacien résume en quelques traits saisissants les données psychologiques d’un problème que la duplicité allemande s’efforce en vain de compliquer et de fausser.
Ces quelques notations humoristiques valent tous les longs discours que l’on pourrait tenir aux diplomates qui, méconnaissant l’âme alsacienne et ignorant ses sentiments profonds, ont songé parfois à faire à cette population si légendairement fidèle à ses souvenirs l’injure de soumettre à un plébiscite trompeur une question qui ne se pose pas à son loyalisme.
Pour rester français malgré tous les efforts de ses geôliers, le cœur de l’Alsace a ses raisons que la raison elle-même confirme. Il y a dans ce pays foncièrement traditionaliste un élément inassimilable, une lente cristallisation de la pensée et des mœurs tout à fait insoluble dans le milieu pangermaniste. Nos ennemis ne l’ignorent point. Il fut même un temps où ils avaient la franchise de l’avouer et le cynisme d’en afficher leur parfait mépris : « Ce n’est pas, disait tranquillement Bismarck, dans le but exclusif de faire le bonheur de ces pays que nous les avons rattachés à l’empire. Ce que nous avons recherché avant tout, c’est de dresser un rempart contre les agressions auxquelles nous étions exposés. C’est pour cela qu’il nous a fallu briser cette pointe de Wissembourg qui entrait si profondément dans notre chair et qui nous meurtrissait d’autant plus cruellement que la population d’Alsace-Lorraine nous était, elle-même, plus hostile. »
L’aveu est formel et les successeurs de Bismarck pourraient nous faire grâce, désormais, des laborieuses considérations ethniques qu’ils invoquent aujourd’hui pour justifier la conservation d’un bien mal acquis. Les auteurs du rapt n’avaient pas fait tant de façons, et le régime administratif spécial adopté pour cette « terre d’Empire », propriété collective des États libres de la Confédération, avait clairement donné à ces provinces le caractère d’un butin de guerre et à ses habitants la qualité d’esclaves des vainqueurs.
C’est donc très simplement, par une effusion sentimentale spontanée, que la question d’Alsace-Lorraine s’est réglée dans les villages où nos troupes sont entrées au début de la guerre.
C’est la réalité profonde que nous découvrons sous la fantaisie du dessinateur patriote, au moment où nous nous retrouvons pour la quatrième fois en présence de si émouvants anniversaires : 4 août... 10 août !... Une page d’histoire qui se tourne... et c’est une soudaine métamorphose. Comme dans le dessin d’Hansi, d’un feuillet à l’autre, un coup de baguette magique a tout transformé : trois jours d’occupation française ont effacé toute trace des quinze mille sept centre quatre-vingt-onze journées de servitude ! Ces quarante-cinq années d’esclavage n’avaient pu marquer d’une empreinte cette race fidèle qui ne s’était jamais résignée au joug. La cage ouverte, l’oiseau captif a retrouvé immédiatement ses ailes et sa voix, et Hansi nous décrit sa libération de la façon suivante :4 août 1914
Une première image vous représente un village d’Alsace, le 4 août 1914, le jour de la déclaration de guerre. C’est un village qui se trouve entre Thann et Wesserling, dans cette heureuse partie de l’Alsace redevenue française depuis le début de la guerre. Dès que l’état de « menace de guerre » fut publié, la police politique tira de ses tiroirs ces interminables listes noires, où étaient inscrits les noms de tous les Alsaciens soupçonnés de sentiments français, et arrêta tous ces malheureux. Au petit jour, un bataillon de soldats arriva de Mulhouse pour prêter main-forte à la gendarmerie et bientôt, dans toutes les rues, dans toutes les maisons, ce ne furent que perquisitions et arrestations. Au premier plan vous voyez un brave bourgeois conduit en auto dans quelque forteresse de Prusse, plus loin, la patrouille emmène un ancien officier français, un ouvrier, fidèle habitué des revues du 14-Juillet à Belfort, et quelques jeunes gens. Car partout les jeunes garçons furent arrachés à leur famille et envoyés de force sur le front russe ; les Boches appelaient cela faire des « Volontaires de guerre ». Ainsi vous voyez le fils de l’aubergiste de l’Homme Sauvage arrêté d’autant plus lestement qu’on a trouvé chez lui un album qui agit sur le gendarme boche comme un drap rouge sur un taureau. Devant la fontaine vous voyez le maître des Postes — Her Oberpostmeister — se faisant photographier avec sa famille en tenue de guerre. Lui-même est lieutenant de la Landwehr, sa femme est dame de la Croix-Rouge, et son fils est « Pfadfinder », c’est à dire boy-scout boche. Ah ! les boy-scouts boches ! Quand on voit les boy-scouts français si gentils, si prévenants, si attentifs à faire le bien, on ne saurait croire ce que les Boches ont su faire de leurs boy-scouts à eux. Dès la déclaration de guerre, nos petits boy-scouts à nous se sont mis à la disposition de la Croix-Rouge, des œuvres de bienfaisance, ils portaient des plis, allaient chercher des remèdes. Les boys-scouts allemands se sont mis à la disposition de la... police ! On en vit à Colmar qui se cachaient derrière les arbres de la promenade, espionnant et dénonçant les promeneurs qui parlaient le français. Aussi sur mon image vous voyez un de ces horribles échantillons de la jeunesse boche conduisant la patrouille. Il voudrait faire arrêter le brave père Pechler, sous prétexte que Pechler sifflotait la Marseillaise en ressemelant des chaussures. Mais en réalité parce qu’il sait que ses parents ont toujours oublié de payer les fréquents ressemelages des bottes de sa nombreuse famille. — Derrière la fontaine vous voyez le gendarme donnant l’ordre au garde champêtre Chambatiss de descendre le coq de fonte qui depuis 1848 en forme le plus bel ornement. Heureusement que le garde champêtre ne s’est pas trop hâté ; les Français sont arrivés le lendemain ; et ils ont été bien contents de retrouver le brave coq à sa place. — Plus loin c’est la maison d’école, et par les fenêtres ouvertes vous voyez appliquer les plus beaux principes de la pédagogie allemande. — Vis-à-vis de l’école fonctionne cette admirable organisation qui est la plus belle expression du génie allemand ; les Boches réalisent sous vos yeux le grand but de la guerre : ils ont amené une vaste voiture de déménagement où ils entassent pianos, pendules, canapés, et tout ce qui peut faire la joie d’une bonne et honnête ménagère allemande. Devant la voiture vous voyez les délicieuses dames de la Croix-Rouge boche, occupées à expertiser, à plier les draps et les nappes. C’est là une de leurs grandes spécialités, aux dames de la Croix Rouge boche, et à cet égard du moins, nos douces infirmières françaises leur sont bien inférieures. Pendant toute cette terrible journée du 4 août, on ne vit qu’arrestations, perquisitions et pillage. Une nuit lourde d’orages descendit sur l’Alsace. Les pesantes voitures de déménagement roulaient vers le Rhin ; les soldats étaient partis, poussant devant eux à coups de crosse leurs prisonniers. La terreur et l’angoisse régnaient partout et dans presque toutes les maisons on pleurait les fils, les pères emmenés vers l’inconnu. Subitement, dans le lointain, on entendit quelques sourdes détonations : c’étaient les premiers coups de canon, là-bas, du côté de Belfort.
10 août 1914
Quant à ma seconde image, elle pourrait fort bien se passer d’explication. Tout le monde y est content, même la cigogne sur la maison d’école a l’air toute joyeuse. C’est que, ce matin, de la colline que vous voyez derrière le clocher, sont descendus de partout des soldats en pantalons rouges. Ah ! ils n’ont pas été longs à se retirer, les terribles héros des arrestations et des pillages de la veille. Ils ont tous filé, et Chambatiss, le garde champêtre — qui a déjà réussi à se procurer un képi français — pourchasse les derniers. Le père Pechler (qui bientôt demandera à s’appeler Pèchelaire) a mis sa médaille de l’autre guerre et peint son enseigne aux couleurs françaises. — Monsieur le général commandant la division est reçu en grande cérémonie par ceux des membres du Conseil municipal qui n’ont pas été arrêtés la veille. À l’école, les enfants apprennent — avec quelle joie — à chanter la Marseillaise. Sur mon image, vous voyez des petites Alsaciennes en costume. Mais je dois vous dire que dans la partie de l’Alsace que nous occupons on ne portait plus le costume. Aujourd’hui on le met pour faire plaisir aux soldats français, mais je vous avertis qu’il est presque aussi fantaisiste qu’un uniforme d’aviateur. — Dans les régiments de l’Est, qui aux premiers jours sont entrés en Alsace, il y avait beaucoup d’officiers et de soldats alsaciens. Dans chaque rue, ils retrouvaient des parents, des amis. Partout, c’est la joie, le bonheur ; les plus vieilles bouteilles, les plus respectable flacons de kirsch sont sortis de leurs cachette, pour fêter ceux que l’on attend depuis 44 ans. Bientôt de bienveillants administrateurs vinrent de France et puis — la petite provision de vins d’Alsace étant vite épuisée — ce furent de longues voitures de ce vin rouge qui pour les Alsaciens est le complément nécessaire au bonheur... Il y a là, au milieu de l’Europe en flammes, à côté de l’Alsace encore envahie, écrasée, exploitée, et martyrisée abominablement, un petit, un tout petit coin de terre : c’est le pays le plus heureux de l’Europe. Là-bas, dans l’autre Alsace, les arrestations, les perquisitions continuent. La soldatesque « réquisitionne » — car c’est ainsi que l’on appelle le vol en Allemagne — les dernières pommes de terre, elle fouille les maisons pour y trouver les dernières pièces de billon ; les cloches des églises, les tuyaux d’orgue, les ornements du culte, les tableaux des musées sont « mis en sûreté » de l’autre côté du Rhin avec les pianos et les pendules des bourgeois... Certes, il est terrible de voir partir ainsi nos chers vieux objets, mais c’est bien encourageant tout de même. Car, voyez-vous, quand un filou, un bandit, un parvenu, qui a fait fortune par le bluff, le vol et l’assassinat, met en sûreté le fruit de ses rapines chez les receleurs de son pays, c’est que la faillite, la débâcle est proche, très proche. Ce sera la faillite de 40 années de violences, de cruauté. Ce sera la fin du martyre ; et alors nous verrons dans toute l’Alsace des enfants aussi heureux que ceux de mon image, et, là-bas, du côté de Strasbourg, les poilus glorieux seront reçus par de petites Alsaciennes en vrai costume.
HANSI