Doc. : la crise de Cuba selon Khrouchtchev

lundi 22 août 2016
par  Julien Daget

Cf. Doc. : trois acteurs de la crise de Cuba

Consigne : en analysant le récit d’un des personnages clés, vous montrerez que la crise de Cuba, ainsi que ce témoignage, sont caractéristiques de la guerre froide.
Méthode : l’étude critique


Je tiens beaucoup à ce que l’on comprenne ceci : en installant nos fusées à Cuba, nous n’avions pas la moindre envie de déclencher une guerre. Notre principal objectif, au contraire, était de dissuader l’Amérique de le faire elle-même. Nous étions parfaitement conscient du fait qu’un tel conflit ne pourrait se limiter à Cuba mais se transformerait vite en guerre mondiale. Seul un idiot pourrait croire que nous avions l’intention d’envahir le continent américain à partir de Cuba. Nous voulions exactement le contraire : empêcher les Américains d’envahir Cuba, et nous pensions que la présence de nos fusées les ferait réfléchir. Nous avons atteint notre but, après avoir, il est vrai, traversé une phase de tension dangereuse.

Quand les Américains eurent devinés ce que nous étions en train de faire à Cuba, ils lancèrent une vaste campagne de presse, proclamant que nous menacions la sécurité des États-Unis et autres accusations de ce genre. L’hostilité montait et la presse américaine versait de l’huile sur le feu. Jusqu’au jour, courant octobre, où le président Kennedy lança un avertissement en déclarant que les États-Unis prendraient toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à la « menace » que représentait pour eux la présence de fusées soviétiques à Cuba. Et les Américains se mirent à faire agressivement étalage de leur puissance. Ils avaient concentré leurs forces autour de Cuba et leurs navires encerclaient l’île. Les choses se gâtaient.
[…] Je garde un souvenir très vif de ces journées. Je me rappelle particulièrement cet échange avec Kennedy parce que j’en pris moi-même l’initiative et que, dans la mesure où c’est moi qui envoyais les messages et recevais les réponses, je restais jusqu’au bout au cœur de l’action. Je revendique l’entière responsabilité du contact direct qui s’établit entre le président Kennedy et moi-même au moment le plus crucial et le plus dangereux de la crise.

Ce moment arriva au bout de six ou sept jours, quand notre ambassadeur à Washington, Anatole Dobrynine, nous informa que le frère du président, Robert Kennedy, était venu le trouver officieusement [1]. Le rapport de Dobrynine disait en substance : Robert Kennedy semblait épuisé. On voyait à ses yeux qu’il n’avait pas dormi depuis plusieurs jours. Il me dit lui-même qu’il n’avait plus mis les pieds chez lui depuis six jours et six nuits. « Le président est dans une situation périlleuse, dit Robert Kennedy, et il ne sait comment en sortir. Notre marge de manœuvre est terriblement réduite. En fait, nous subissons la pression de nos militaires qui veulent employer la force contre Cuba. En ce moment même, le président est sans doute à sa table en train de rédiger un message pour le président Khrouchtchev. Nous vous demandons, M. Dobrynine, de transmettre ce message en dehors des canaux officiels. Le président Kennedy supplie M. Khrouchtchev d’accepter sa proposition et de tenir compte des particularités du système américain. Le président est lui-même tout à fait contre l’idée d’une guerre à propos de Cuba, mais un irréversible enchaînement de circonstances pourrait l’y entraîner contre sa volonté. C’est pourquoi il s’adresse directement à M. Khrouchtchev et lui demande de l’aider à liquider ce conflit. Si la situation reste ce qu’elle est, il n’est pas certain que les militaires ne le renverseront pas pour prendre le pouvoir. L’armée américaine risque d’échapper à notre contrôle. » […]

Je compris qu’il devenait urgent de reconstituer notre position. « Camarades [2], dis-je, il nous faut trouver un moyen de sortir de ce conflit sans nous humilier. En même temps, bien sûr, nous devons prendre garde à ne pas compromettre la situation de Cuba. » Une note fut envoyée aux Américains dans laquelle nous nous déclarions prêts à évacuer les fusées et les bombardiers si le président nous donnait l’assurance que Cuba ne ferait l’objet d’aucune invasion de la part des États-Unis ou de tout autre pays. Finalement Kennedy céda et accepta de faire une déclaration dans laquelle il prenait cet engagement. […]

Il est extrêmement réconfortant pour moi de savoir que notre conduite fut juste et que nous accomplîmes un grand devoir révolutionnaire en ne nous laissant pas intimider par l’impérialisme américain. La crise des Caraïbes fut un triomphe pour la politique étrangère soviétique, et elle en fut un pour moi également dans ma carrière d’homme d’État et de membre d’une direction collective.

Nikita Sergeevich Khrushchev (trad. Strobe Talbott), Khrushchev remembers, Boston, Little Brown, 1970. Nikita Khrouchtchev [3] (trad. Paul Chwat, Pierre Girard et Raymond Olcina), Souvenirs, Paris, Robert Laffont, 1971, p. 471-473.


[1La scène se passe le 27 octobre. Robert Kennedy est alors Attorney General (l’équivalent d’un ministre de la Justice).

[2Nikita Khrouchtchev s’adresse ici aux membres du bureau politique (Politbureau) du Parti communiste de l’Union soviétique : l’URSS est théoriquement dirigée collégialement.

[3Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev a occupé la fonction de premier secrétaire du PCUS (c’est-à-dire de dirigeant de l’URSS) de 1953 à 1964. Mis à la retraite forcée par ses adversaires politiques, il dicta ses mémoires à partir de 1966 : son fils en fit exfiltrer à l’Ouest la majeure partie. Khrouchtchev est mort en 1971.


Documents joints

Cuba selon Nikita